mardi 24 janvier 2012

Une vie rêvée

- Le réveil! Arrête le réveil!
Dans mon rêve, je venais d’accéder la papauté. Ce cri, au coeur du Vatican, résonne de manière incongrue. D’un coup d’oeil aussi circulaire qu’inquiet, je regarde, effaré, l’assemblée des cardinaux qui m’entourent. Je leur dois mon élection.
- Tu vas l’arrêter, cette saleté de réveil!
J’ouvre un oeil. S’évanouissent alors le plafond de la chapelle Sixtine, les prélats, l’odeur de sueur et d’encens mêlés, la tiare et la pompe de l’Eglise. J’ouvre l’autre. Le décor m’afflige par sa banalité. Je finis par mettre un terme à la sonnerie qui, seule, ne m’a pas éveillé. Un léger mal de crâne subsiste, unique vestige de mon rêve dont les détails se perdent peu peu dans mon souvenir. Comment ais-je pu inventer cette histoire abracadabrante? Une fois encore, je m’émerveille constater la créativité dont je suis capable. Par malheur, quand j’ai repris conscience, c’est une autre histoire.
Comme chaque jour, je descend la cuisine préparer le café et les toasts pour monter le tout et, sur le lit conjugal, partager avec elle le petit déjeuner. Des relents de ma vie imaginaire me parviennent et je fredonne "veni Creator" tout en m’activant. Et c’est alors que, montant les marches d’un pas incertain, je me prends les pieds dans ma soutane et dégringole avec les tasses, le pain grillé et, pire, le café brûlant qui se déverse sur mes mains et mes cuisses. Je hurle :
- Nom de Dieu!
Sans bouger du lit, elle me demande d’une voix pâteuse :
- c’est toi, mon chéri ?
Et qui cela peut-il être d’autre ? Le fracas l’a tirée du sommeil dans lequel elle a replongé après mon départ. Je file dans la salle de bains pour calmer les brûlures. Je renonce à me sustenter et embraye aussitôt sur la douche, suivie du rasage. Je me trompe, enduis ma brosse dents de crème amincissante. Evidemment, elle a mis le tube n’importe où , de préférence à côté de mon verre à dents. Je peste et j’entends :
- Tu ne m’apportes pas le café, ce matin ?
Un soupçon de reproche pointe sous la demande. Je fais la sourde oreille et achève mes ablutions pour revenir ensuite dans notre chambre, vêtu d’un peignoir d’un jaune éclatant zébré de traînées multicolores.
- Tu as vu ma chemise bleue ?
- Bien sûr. Et je l’ai mise à la poubelle. Tu n’allais pas continuer à porter cette loque.
Je fulmine. Elle laisse traîner ses bas et ses chaussures, quand ce n’est pas son soutien-gorge, mais aussitôt qu’elle aperçoit une de mes affaires, elle la range un endroit où j’ai peu de chances de la retrouver ou, pire, elle la jette sans me demander mon avis. Si mon bien rare désordre la dérange, le sien, c’est simple, elle ne le voit pas.
- Tu n’as qu’à prendre la rayée rouge et blanc.
De mauvaise grâce, je m’y résous. Sur l’intérieur de la porte de l’armoire, sont pendues mes cravates. J’en choisis une après une longue hésitation.
- Tu n’y penses pas! Attifé comme ça, on dirait un mac de Pigalle qui va au mariage de sa grue.
Je hausse les épaules et ne tient pas compte de la critique. Je redescend après avoir endossé une veste à carreaux, enfilé un pantalon vert et chaussé des bateaux. A mon départ de la chambre, elle a le temps d’ajouter :
-Tu as raison, quand on se décide faire rire les autres, il ne faut rien négliger.
Je claque la porte en sortant et entre dans mon auto. J’aime cette deux chevaux. Elle et moi, nous avons le même caractère rustique. Par chance, elle démarre et je me retrouve dans la rue, juste le temps d’entendre :
- Ah! Le con! Il pouvait pas faire attention!
Et un craquement sinistre se fait entendre. Ce type, il devait rouler quatre-vingt, au moins, pour n’avoir pas pu m’éviter. Je sors, lui aussi et nous passons plusieurs minutes à réécrire chacun le scénario de l’accrochage. A défaut de trouver une version commune des faits, je décide d’appeler un agent pour nous départager.
- Avec la touche que vous avez, il va pas vous prendre au sérieux, profère mon agresseur narquois.
- Mais c’est vous qui m’ êtes rentré dedans, rétorqué-je.
- C’est un peu fort. En quittant votre garage, vous n’avez pas la priorité.
Ca recommence. Je lui offre d’échanger nos cartes pour adresser, lui son assureur, moi au mien, nos versions contradictoires des circonstances de notre rencontre.
- Qu’est-ce qui me dit que c’est la vôtre, de carte? Me lance-t-il, méfiant.
Il nous faut un bon quart d’heure pour signer un armistice. Mon grand père me le disait : un armistice, ce n’est pas la paix. Je reste donc vigilant. Par chance, le choc n’a produit que des froissements de tôle. Je peux donc reprendre le volant.
J’arrive au bureau. Tiens, ce n’est plus la même fille à l’accueil. Je m’en étonne :
- Sylvie n’est pas là , aujourd’hui ?
- Elle est en congés de maternité depuis deux mois.
Deux mois... Je suis sûr pourtant de l’avoir vue hier son poste. Je n’ai pas envie de discuter et passe devant le comptoir, drapé dans ma dignité. Une secrétaire traverse la hall et, au moment où j’arrive au couloir, j’ai le temps d’entendre la nouvelle lui dire en gloussant :
- Il est complètement à côté de ses godasses, le vieux!
J’arrive à mon bureau. Une porte avec un panneau de verre dépoli y mène. Je la pousse et, à ma grande surprise, vois Hubert Loignon assis ma place.
- Ben dis donc, on ne se gêne plus !
- Mon petit père, le boss a demandé que tu passes le voir.
- Peut- être, mais d’abord, tu dégages.
- Ta, ta, ta, il veut te voir toutes affaires cessantes.
J’hésite un instant lui envoyer mon poing dans la figure puisqu’il refuse de m’écouter. Je n’avais pas remarqué sa carrure athlétique et les biceps volumineux que je devine soudain dans ses manches de chemise. Je repars sans rien dire. Il ne perd rien pour attendre.
Le bureau du directeur est situé au bout du couloir. C’est facile trouver, la dernière porte, la seule entièrement opaque. Me vient alors l’esprit une idée : cette porte hermétique, toujours close, voilà un éclatant symbole de la direction. Il n’écoute rien, ne voit rien, ne sent rien. Il dirige la boîte depuis une pièce où il demeure l’abri de la vie, seul le plus souvent. Je pense à Howard Hughes. Serait-il fou, lui aussi?
Je frappe. Un grognement peine humain me laisse entendre que je peux entrer, ce que je fais. Encore plus débordant de graisse que la dernière fois, des petits yeux enfoncés dans le saindoux, le cheveu rare, le nez qui rosit, les mains potelées qui jouent avec un coupe-papier, il offre un spectacle de choix. Il m’aborde :
- Alors, qu’est-ce que vous avez dire pour votre défense ?
Ma défense, ma défense, qu’est-ce que cela veut dire ? Je m’approche d’une des chaises en face de lui. Il est assis dans un fauteuil très stylé mais ne laisse à ses interlocuteurs que des sièges inconfortables dont je n’ai trouvé nulle part ailleurs l’équivalent. Il bondit sur moi en rugissant :
- Pas la peine de vous asseoir. Dites-moi ce qui vous arrive, ou plutôt, non, remettez-moi votre démission, nous perdrons moins de temps.
- Mais, monsieur, je ne comprends pas...
- Je m’en fiche, que vous compreniez ou pas. Vous allez me signer une lettre de démission et plus vite que ça.
- Il n’y a pas de raison!
- Il y en a une : je vous l’ordonne. Je suis bon prince, vous pouvez vous asseoir pour la rédiger. Et comme c’est ma semaine de bonté, je vous offre le papier et le stylo.
- Mais, monsieur...
- Il n’y a pas de "Mais, monsieur" qui tienne. Vous ne savez pas faire ça, j’imagine, pas plus que vous ne savez travailler. Je vous dicte : Monsieur le Directeur, comme nous en sommes convenus ce jour, j’ai l’honneur de vous remettre ma démission de votre entreprise où je ne mettrai plus les pieds. Je vous remercie de m’exempter de tout préavis. Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l’expression de mon profond respect. Vous inscrivez votre prénom, votre nom et la date en haut et vous signez en bas. Vous savez faire ça, au moins ?
- C’est incroyable !
- Je suis d’accord, c’est incroyable qu’il vous faille tout ce temps pour écrire trois lignes.
Il cogne à la porte de communication avec le secrétariat.
- Marie-José, vous avez préparé la lettre de démission ? Apportez-la, il la signe et on n’en parle plus.
- Non.
Il me terrifie. Il me faut un courage que je puise Dieu sait où pour refuser. Il se rue sur moi, le papier la main.
- Ca ne se passera pas comme ça. Vous allez me signer cette lettre ou je ne réponds pas de moi.
J’ai eu le tort de m’asseoir et il me domine, l’air menaçant. Je tente une ultime manoeuvre :
- Je ne peux pas...
- Nom d’un petit bonhomme! Je vais vous prouver le contraire.
Il me glisse entre les doigts le stylo, pose la lettre devant moi et m’enjoins d’un ton sans réplique :
- Signez!
Je signe. Prestement, il prend la feuille et l’enferme dans un tiroir. Il revient alors vers moi, me soulève par le veston et m’entraîne vers la sortie.
- Bon débarras!
Crie-t-il avant de refermer la porte. Je franchis le seuil sans demander mon reste. Dehors, le printemps éclate. "Au fond, me dis-je, il m’a obligé à faire ce dont je rêvais depuis longtemps." Je me dirige vers le parking jusqu’à ma voiture dont j’ouvre la portière. Je dépose sur le siège mon portefeuille et mes clés. Rien ne me retient plus présent, me voici libre. Je respire un grand coup et m’éloigne en marchant d’un pas allègre, avec pour seule ambition de suivre le soleil dans sa course.

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