J’en suis arrivé à me remettre en question : comment j’ai
les opinions que j’affiche aujourd’hui ? La plupart des hommes et des
femmes de mon âge et de ma condition se retrouvent dans un attachement extrême au passé, à ses valeurs mais aussi à l’organisation
qu’ils ont connue et appréciée ‘du moins en gardent-ils un souvenir parfois
embelli). Je ne partage pas cette vision nostalgique de notre situation. Par
exemple, la famille, pour les miens, doit rester ce qu’ils en ont connu. Mais
je trouve que le divorce était un bouleversement plus grand que le mariage
homosexuel, et il est aujourd’hui, volens nolens, accepté part tous. Je comprendrais
que ces conservateurs nous proposent l’abolition de cette mesure qui a détruit
la famille sacrée. Mais ça, c’est une autre histoire. Je me flatte, devant les
sujets qui se présentent, de me faire une idée par moi-même, mais je sais que
je suis sensible à des influences. Comment donc me suis-je soustrait à celle de
mon milieu ?
Il y a sans doute des raisons à cela qui viennent de mon
caractère. Comme on dit en Analyse transactionnelle, l’enfant rebelle occupe
une bonne part de ma personnalité. Je me suis construit en partie en opposition
à l’enseignement que j’ai reçu. Sans doute parce que cet enseignement ne me
convenait pas ou simplement parce qu’il m’a été donné d’une manière maladroite.
Je me rappelle, il y a longtemps, avoir été révolté en entendant ma mère
mentir, pour des vétilles ou pour des choses plus graves. Elle tenait des
discours dont elle se persuadait et je voyais que c’était faux. Beaucoup d’enfants
n’y auraient pas prêté attention, et mes sœurs ne semblent pas avoir souffert de
la fâcheuse habitude qu’avait notre mère à réécrire la réalité pour la faire s’accorder
avec ses croyances. Il se peut que j’ai tort de penser qu’elle a amené une mise
en doute de tous ses propos. D’autres causes y ont contribué.
Enfant, j’avais tendance à partager les croyances de mes
parents et de mes maîtres, non sans constater qu’elles ne s’accordaient pas
toujours entre elles. J’ai pourtant vite été troublé lorsque je me suis rendu
compte que des millions d’êtres humains ne les partageaient pas. L’existence d’autres
religions de par le monde m’a amené à me demander pour quelle raison ma foi
serait plus valable que celle d’un musulman, un juif, un hindouiste, un
communiste ou un adorateur de Zeus. D’ailleurs le fait que les religions
meurent m’a aussi fait réfléchir. Présenter le catalogue de nos références
comme un absolu m’a vite semblé abusif. J’ai été encouragé dans cette voie par
la lecture des Pensées de Pascal : vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà.
Le plus curieux est que Pascal lui-même nourrissait un sentiment religieux très
fort. Lorsque j’ai découvert de grand esprit, j’ai eu la révélation qu’il
annonçait les philosophes du XVIII° siècle. Mon professeur de français, à qui
je m’en ouvrais, trouvait au contraire que Voltaire et Diderot s’étaient posés
comme des adversaires de Pascal. Il n’empêche : je persiste à dire qu’il a
mis le doigt sur la relativité spatiale et temporelle des idéologies.
J’ai toujours affirmé que ma liberté de penser, fût-ce en
dissidence d’avec mon entourage, venait de moi et de moi seul. Un peu
orgueilleux, me semble-t-il. J’aime à me croire plus libre que celles et ceux
qui ne remettent pas en cause leur héritage. Les conservateurs souffrent à mes yeux de
courte vue : le monde change, qu’on le veuille ou non, et vouloir le figer
à tout jamais relève de l’utopie. A tout prendre, je comprends mieux les
rétrogrades, ceux qui souhaitent un retour à un passé, qu’ils idéalisent le
plus souvent. Certes, il ne convient pas pour autant d’applaudir à toutes les
idées nouvelles. Le difficile tient à cela. Par exemple, les progrès de la
médecine rendent possibles des modes de reproduction naguère impossibles à
imaginer. Cela, nous ne pouvons le nier. Est-ce un bien ? Je ne suis pas
sûr que cette question ait un sens. Est-ce un bien que le léopard dévore la
gazelle, que le volcan ait anéanti Pompéi, par exemple ? La nature de l’homme
fait qu’il a conscience de ses actes, et de ce fait a besoin de juger de leur
vertu. Je ne suis pas certain que cela ait un sens.
Les humains ont érigé des lois dont la seule justification
est d’organiser la vie commune le moins mal possible. Les règles qui président
à notre vie publique ont bien changé au fil des siècles. Le paterfamilias avait
droit de vie et de mort sur sa maisonnée, ce qui nous paraît barbare. Il n’empêche
que la société a fonctionné sur ces bases pendant des millénaires. Notre
conception de la morale ne date guère. Au nom de quoi voudrait-on immortaliser
les principes actuels ?
Et puis, simplement, j’aime bien me dire que je suis plus
réfléchi que la majorité de mes contemporains. Ca me fait du bien à l’égo.