lundi 15 avril 2013

Route 66


Atelier Reugny 12 04 2013

 

Allô ! Ici Nestor

 

Je suis chez moi un soir d’hiver. Dehors, il gèle et je me réfugie dans le coin le plus chaud de ma maison. La télévision propose les programmes habituels et je l’ai allumée par paresse, mais je ne la regarde guère. Soudain, le téléphone sonne :

-          Allô ! Ici Nestor

-          Qui ?

-          Nestor, tu te souviens ?

J’essaie de me montrer amène.

-          Pas vraiment.

-          Enfin, tu te souviens bien, Nestor, il y a trente ans !

 

(A vous d’écrire la suite. Le texte comporte un développement plus ou moins long selon votre inspiration, et une chute inattendue. )

-          Celle-là, on me l’a faite la semaine dernière !

Je suis furieuse, je ne connais personne du nom ridicule de Nestor. Je me prépare à raccrocher quand j’entends, au bout de la ligne :

-          Carmelita, tu me reconnais ?

Interloquée, je murmure :

-          Mais comment connaissez-vous mon surnom ?

-          Carmelita, tu te souviens, la route 66 ?

Des images floues me viennent. Jamais pourtant je n’ai parcouru cette route mythique. Il insiste :

-          Rappelle-toi, la Harley Davidson…

Mais non, rien ne me revient. Un soupçon me traverse : et s’il s’agissait d’un pervers qui a pris des renseignements sur moi pour entrer en relation ? Cette perspective me dérange en même temps qu’elle me flatte sans que je veuille le reconnaître.

-          Mais enfin, monsieur, nous n’avons rien en commun.

-          Carmelita, tu ne vas pas recommencer. Déjà, il y a trente ans, tu m’as plaqué d’un coup sans prévenir. C’était dur, tu sais, de me retrouver dans le Nevada au lever du soleil. Tu étais partie avec ton balluchon. Sans doute as-tu fait du stop pour rejoindre San Francisco.

-          Je vous dis que vous vous trompez.

Et pourtant, je la voyais, cette moto. Dans mon imagination, l’homme n’avait pas de visage.

-          Allez, Carmelita, je t’ai pardonné. Tu te souviens, le soir, je te jouais El Condor Passa sur mon harmonica ?

Cette fois, pas de doute : je recontactais, quelque part en moi, ces souvenirs, ces soirées qui succédaient à des journées de chaleur accablante. J’essayai de me reporter trente ans en arrière. J’étais alors mariée et mère de deux enfants. Comment aurais-je pu en même temps traverser l’Amérique avec un aventurier ?

-          Je vais te donner des précisions et ça va te revenir ; on avait pris l’avion à Orly pour Newark et là, j’ai dépensé mes derniers sous pour acheter la Harley, d’occasion bien sûr.

Chaque mot qu’il prononçait, chaque anecdote éveillait en moi un souvenir ou quelque chose qui y ressemblait. J’étais prise soudain d’une violente envie de l’avoir devant moi, de le toucher, de sentir ses caresses. Le passé qu’il me décrivait devenait réel, je sentais des frissons dans les reins.

-          Tu n’as qu’un mot à dire, j’arrive !

Franchir le pas, voilà bien le difficile. J’avais à présent une vie rangée, mes enfants partis, j’avais un homme dans ma vie, un peu comme le spectacle a ses intermittents. Mais j’avais patiemment construit mon existence, j’avais fini par ajuster mes besoins à mes moyens, à défaut de l’inverse.

Il me semblait tout à coup qu’en lui disant de me rejoindre, j’allais jeter par-dessus les moulins ma respectabilité, me petite vie bien réglée. Et cette idée me procurait un délicieux vertige. J’ai encore attendu cinq minutes pour jouir de ce moment d’exception, au bord du choix, sur le point de brûler mes vaisseaux.

-          Allô ! Ici Nestor !

Reprit la voix dans le téléphone. Je me disais que si je lui avouais mes sentiments, il allait se persuader qu’il avait gagné la partie. Je ne voulais pas partager avec lui mes hésitations. Je perdais toutefois peu à peu la maîtrise de moi ; j’ai murmuré :

-          Viens !

N’a-t-il pas entendu, ou a-t-il feint de ne pas comprendre ? Peut-être voulait-il savourer son triomphe.

-          Qu’est-ce que tu dis ?

J’ai haussé le ton. Le sort en était jeté, tous allait basculer. J’ai dit plus fort :

-          Viens vite.

 

 

J’étais dans le fauteuil club, devant le téléviseur. Jean-Pierre Foucauld serinait son sempiternel «  C’est votre dernier mot ? »

Je n’avais que le temps de remettre de l’ordre dans mes cheveux, d’enfiler un chemisier plus avantageux et de parfaire mon maquillage. En me levant, j’ai vu que, curieusement, le téléphone était resté dans la cuisine.

Alors j’ai pleuré.