Atelier Reugny 12 04 2013
Allô ! Ici
Nestor
Je suis chez moi un
soir d’hiver. Dehors, il gèle et je me réfugie dans le coin le plus chaud de ma
maison. La télévision propose les programmes habituels et je l’ai allumée par
paresse, mais je ne la regarde guère. Soudain, le téléphone sonne :
-
Allô !
Ici Nestor
-
Qui ?
-
Nestor, tu
te souviens ?
J’essaie de me montrer
amène.
-
Pas
vraiment.
-
Enfin, tu
te souviens bien, Nestor, il y a trente ans !
(A vous d’écrire la suite. Le texte comporte un développement
plus ou moins long selon votre inspiration, et une chute inattendue. )
-
Celle-là,
on me l’a faite la semaine dernière !
Je suis furieuse, je ne
connais personne du nom ridicule de Nestor. Je me prépare à raccrocher quand j’entends,
au bout de la ligne :
-
Carmelita,
tu me reconnais ?
Interloquée, je
murmure :
-
Mais
comment connaissez-vous mon surnom ?
-
Carmelita,
tu te souviens, la route 66 ?
Des images floues me
viennent. Jamais pourtant je n’ai parcouru cette route mythique. Il insiste :
-
Rappelle-toi,
la Harley Davidson…
Mais non, rien ne me
revient. Un soupçon me traverse : et s’il s’agissait d’un pervers qui a
pris des renseignements sur moi pour entrer en relation ? Cette perspective
me dérange en même temps qu’elle me flatte sans que je veuille le reconnaître.
-
Mais
enfin, monsieur, nous n’avons rien en commun.
-
Carmelita,
tu ne vas pas recommencer. Déjà, il y a trente ans, tu m’as plaqué d’un coup
sans prévenir. C’était dur, tu sais, de me retrouver dans le Nevada au lever du
soleil. Tu étais partie avec ton balluchon. Sans doute as-tu fait du stop pour
rejoindre San Francisco.
-
Je vous
dis que vous vous trompez.
Et pourtant, je la
voyais, cette moto. Dans mon imagination, l’homme n’avait pas de visage.
-
Allez,
Carmelita, je t’ai pardonné. Tu te souviens, le soir, je te jouais El Condor Passa
sur mon harmonica ?
Cette fois, pas de
doute : je recontactais, quelque part en moi, ces souvenirs, ces soirées
qui succédaient à des journées de chaleur accablante. J’essayai de me reporter
trente ans en arrière. J’étais alors mariée et mère de deux enfants. Comment
aurais-je pu en même temps traverser l’Amérique avec un aventurier ?
-
Je vais te
donner des précisions et ça va te revenir ; on avait pris l’avion à Orly
pour Newark et là, j’ai dépensé mes derniers sous pour acheter la Harley, d’occasion
bien sûr.
Chaque mot qu’il
prononçait, chaque anecdote éveillait en moi un souvenir ou quelque chose qui y
ressemblait. J’étais prise soudain d’une violente envie de l’avoir devant moi,
de le toucher, de sentir ses caresses. Le passé qu’il me décrivait devenait
réel, je sentais des frissons dans les reins.
-
Tu n’as qu’un
mot à dire, j’arrive !
Franchir le pas, voilà
bien le difficile. J’avais à présent une vie rangée, mes enfants partis, j’avais
un homme dans ma vie, un peu comme le spectacle a ses intermittents. Mais j’avais
patiemment construit mon existence, j’avais fini par ajuster mes besoins à mes
moyens, à défaut de l’inverse.
Il me semblait tout à
coup qu’en lui disant de me rejoindre, j’allais jeter par-dessus les moulins ma
respectabilité, me petite vie bien réglée. Et cette idée me procurait un
délicieux vertige. J’ai encore attendu cinq minutes pour jouir de ce moment d’exception,
au bord du choix, sur le point de brûler mes vaisseaux.
-
Allô !
Ici Nestor !
Reprit la voix dans le
téléphone. Je me disais que si je lui avouais mes sentiments, il allait se
persuader qu’il avait gagné la partie. Je ne voulais pas partager avec lui mes
hésitations. Je perdais toutefois peu à peu la maîtrise de moi ; j’ai
murmuré :
-
Viens !
N’a-t-il pas entendu,
ou a-t-il feint de ne pas comprendre ? Peut-être voulait-il savourer son
triomphe.
-
Qu’est-ce
que tu dis ?
J’ai haussé le ton. Le
sort en était jeté, tous allait basculer. J’ai dit plus fort :
-
Viens
vite.
J’étais dans le
fauteuil club, devant le téléviseur. Jean-Pierre Foucauld serinait son
sempiternel « C’est votre dernier mot ? »
Je n’avais que le
temps de remettre de l’ordre dans mes cheveux, d’enfiler un chemisier plus
avantageux et de parfaire mon maquillage. En me levant, j’ai vu que,
curieusement, le téléphone était resté dans la cuisine.
Alors j’ai pleuré.