Le 22 mars 1968, mon mariage avec Aude de Lasteyrie
était célébré par un de ses cousins, Christian de Chergé, alors responsable de
la manécanterie de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre. Quelques années
plus tard, il entrait à la Trappe puis se trouvait affecté au monastère de
Notre-Dame de l’Atlas, à Thibirine, dont il devait par la suite devenir prieur.
J’ai peu connu cet homme que je trouvais
impressionnant et, quand il a fait une entrée tragique dans l’actualité avec
six autres moines, m’est venue l’idée que le prêtre qui avait reçu nos
consentements appartenait à une sorte d’êtres à part. Ses écrits, dans lesquels
il affirme ne pas rechercher le martyre mais l’accepter s’il survient, me
troublent au plus profond.
Cette mort provoquée par un de ses semblables m’a
souvent fait penser à celle de Charles de Foucauld près d’un siècle auparavant.
Chez l’un comme chez l’autre, on trouve une forte attirance pour l’Afrique du
Nord et ses populations. Tous deux se sont efforcés de mieux comprendre la foi
des musulmans au milieu de qui ils vivaient.
Il y a bien sûr des aspects différents dans ces deux
destins : Foucauld a connu une jeunesse tumultueuse, puis une conversion
soudaine. Rien de tel chez Chergé ; les pages qu’il consacre à sa famille,
en particulier à sa mère, témoignent d’une foi toujours présente. Mais l’un
comme l’autre ont rencontré tôt l’âme musulmane et manifesté pour la
spiritualité de l’Islam une forte sympathie.
Un autre point rapproche ces deux êtres
d’exception : la foi. Foucauld en a eu la révélation soudaine à l’église
Saint-Augustin et, depuis, s’est efforcé de vivre en conformité avec l’Evangile bien au-delà de
l’usage courant. Sa vie consacrée au Seigneur l’a emmené loin, hors de
lui-même. Ce choix absolu ne l’a pas empêché de pratiquer une autre vertu
théologale, la charité. Tous les témoins de sa vie recluse à Tamanrasset
s’accordent sur ce point : tous les hommes étaient ses frères et il leur
apportait le secours de ses pauvres moyens chaque jour et chaque heure. Chergé,
lui, avait grandi avec devant les yeux l’exemple d’une mère admirable. On peut
croire qu’elle lui a ouvert le chemin de la foi et du service des autres.
Comment expliquer sinon l’épisode du musulman, en pleine guerre d’Algérie qu’il
faisait dans l’armée française, qui l’a averti d’un piège tendu contre lui par
le FLN, geste que ce malheureux Mohammed paiera de sa vie. Il fallait qu’il
l’aime bien, ce Christian. A l’instar de Charles de Foucauld, Christian de
Chergé s’est mis au service des populations, et avec les autres moines de
Notre-Dame de l’Atlas, il soignait, aidait, nourrissait, consolait.
Dans la démarche de l’un comme dans celle de
l’autre, on trouve cet oubli de soi, ce souci permanent de venir en aide à ceux
qui souffrent.
On peut s’étonner que ce soit à une date récente que
l’Eglise ait reconnu la condition de bienheureux à Charles de Foucauld, un peu
à contre-courant de la bien-pensance ambiante. Sans doute convient-il de voir
là une intervention de la providence divine qui n’a cure des modes.
Christian de Chergé répond par avance à ceux qui le
taxeraient d’angélisme et lui reprocheraient de se voiler la face en refusant
de voir des aspects brutaux et barbares de l’Islam. Il écrit que pour établir
un dialogue, il convient de rechercher ce qui nous rapproche et fermer les yeux sur les
différences. Charles de Foucauld ne risque pas cette critique, car pour lui les
musulmans sont soumis à des coutumes d’un autre âge. Il importe à ses yeux de
leur faire connaître la vraie foi.
On peut penser que Charles de Foucauld a connu son
chemin de Damas, là où la foi de Christian de Chergé n’a guère vacillé. Il est
vrai, mais un événement a bouleversé sa vie : le sacrifice de Mohammed. Il
considérait avoir une dette envers l’Algérie. Foucauld, lui, a pratiqué la
repentance, la vraie, celle qui vous fait changer de vie.
A y regarder de plus près, on a l’impression que
Charles de Foucauld s’est fait une image de la religion musulmane limitée à ce
qu’il a vu de sa pratique, au Maroc d’abord puis en Algérie. On imagine sans
peine comment jugerait le catholicisme un observateur en limitant sa quête à la
manière dont un pratiquant de base vit sa foi. C’est superficiel, au mieux une
assurance contre la mort. Christian a poussé plus loin ses investigations. On
dirait que la fréquentation de musulmans profondément charitables l’a ému et
l’a amené à un respect de leurs croyances qu’on ne trouve pas chez Charles.
On peut trouver aux divergences de ces approches des
raisons qui tiennent aux époques si dissemblables. A l’époque de Foucauld, les
français avaient une opinion plutôt favorable du colonialisme. Charles de Foucauld n’a
jamais cessé d’entretenir des liens avec ses anciens condisciples, les
officiers de l’armée française. Son désir de convertir les touaregs est
intimement lié à son souci d’implanter l’esprit de notre pays et d’apporter à
des hommes pauvres et guère cultivés les secours de notre civilisation. Il est
intéressant de noter à cet égard qu’au Maroc, comme en Algérie, régnait alors
une situation assez anarchique. On n’avait pas de mal à considérer que la
domination d’un pays organisé comme la France ne pouvait qu’apporter du bon.
Pour Chergé, l’époque avait changé. Il s’est retrouvé dans un pays dans
l’ensemble hostile aux français, avec un gouvernement qui tolérait la présence
de moines catholiques dans l’Atlas, mais qui leur avait conseillé de partir et
s’est montré ambigu lorsque les sept martyrs ont été enlevés.
Autre point commun entre ces deux hommes :
l’amour du prochain. L’un comme l’autre s’est efforcé de guérir, de consoler,
d’aimer.
Les rassemble aussi l’acceptation sans condition du
dessein de Dieu sur leur vie, le don qu’ils ont fait de cette vie, à laquelle
ils étaient l’un comme l’autre attachés. Ils ont trouvé des voies proches après
des essais, Foucauld dans l’armée, puis à la Trappe, Chergé comme prêtre à Paris.
Ils ont fini l’un et l’autre dans le dénuement et une vie consacrée aux autres,
à leurs frères musulmans.
Un autre point les rapproche : ils aimaient
écrire, sans doute pour rompre leur isolement. Leurs pages reflètent leur
parcours, leurs doutes, leur choix absolu.
Par l’époque dans laquelle ils vivaient, par leurs
caractères bien différents aussi, ils ne se confondent pas. Chacun existe dans
notre mémoire. Peut-on admirer les deux sans se contredire ? La réponse se
trouve dans l’évangile de Saint Jean :
1Que
votre coeur ne se trouble point. Croyez en Dieu, et croyez en moi. 2Il
y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. Si cela n'était pas, je vous
l'aurais dit. Je vais vous préparer une place.
3Et,
lorsque je m'en serai allé, et que je vous aurai préparé une place, je
reviendrai, et je vous prendrai avec moi, afin que là où je suis vous y soyez
aussi.…