mardi 5 janvier 2016

Charles et Christian


Le 22 mars 1968, mon mariage avec Aude de Lasteyrie était célébré par un de ses cousins, Christian de Chergé, alors responsable de la manécanterie de la basilique du Sacré-Cœur de Montmartre. Quelques années plus tard, il entrait à la Trappe puis se trouvait affecté au monastère de Notre-Dame de l’Atlas, à Thibirine, dont il devait par la suite devenir prieur.

J’ai peu connu cet homme que je trouvais impressionnant et, quand il a fait une entrée tragique dans l’actualité avec six autres moines, m’est venue l’idée que le prêtre qui avait reçu nos consentements appartenait à une sorte d’êtres à part. Ses écrits, dans lesquels il affirme ne pas rechercher le martyre mais l’accepter s’il survient, me troublent au plus profond.

Cette mort provoquée par un de ses semblables m’a souvent fait penser à celle de Charles de Foucauld près d’un siècle auparavant. Chez l’un comme chez l’autre, on trouve une forte attirance pour l’Afrique du Nord et ses populations. Tous deux se sont efforcés de mieux comprendre la foi des musulmans au milieu de qui ils vivaient.

Il y a bien sûr des aspects différents dans ces deux destins : Foucauld a connu une jeunesse tumultueuse, puis une conversion soudaine. Rien de tel chez Chergé ; les pages qu’il consacre à sa famille, en particulier à sa mère, témoignent d’une foi toujours présente. Mais l’un comme l’autre ont rencontré tôt l’âme musulmane et manifesté pour la spiritualité de l’Islam une forte sympathie.

Un autre point rapproche ces deux êtres d’exception : la foi. Foucauld en a eu la révélation soudaine à l’église Saint-Augustin et, depuis, s’est efforcé de vivre  en conformité avec l’Evangile bien au-delà de l’usage courant. Sa vie consacrée au Seigneur l’a emmené loin, hors de lui-même. Ce choix absolu ne l’a pas empêché de pratiquer une autre vertu théologale, la charité. Tous les témoins de sa vie recluse à Tamanrasset s’accordent sur ce point : tous les hommes étaient ses frères et il leur apportait le secours de ses pauvres moyens chaque jour et chaque heure. Chergé, lui, avait grandi avec devant les yeux l’exemple d’une mère admirable. On peut croire qu’elle lui a ouvert le chemin de la foi et du service des autres. Comment expliquer sinon l’épisode du musulman, en pleine guerre d’Algérie qu’il faisait dans l’armée française, qui l’a averti d’un piège tendu contre lui par le FLN, geste que ce malheureux Mohammed paiera de sa vie. Il fallait qu’il l’aime bien, ce Christian. A l’instar de Charles de Foucauld, Christian de Chergé s’est mis au service des populations, et avec les autres moines de Notre-Dame de l’Atlas, il soignait, aidait, nourrissait, consolait.

Dans la démarche de l’un comme dans celle de l’autre, on trouve cet oubli de soi, ce souci permanent de venir en aide à ceux qui souffrent.

On peut s’étonner que ce soit à une date récente que l’Eglise ait reconnu la condition de bienheureux à Charles de Foucauld, un peu à contre-courant de la bien-pensance ambiante. Sans doute convient-il de voir là une intervention de la providence divine qui n’a cure des modes.

Christian de Chergé répond par avance à ceux qui le taxeraient d’angélisme et lui reprocheraient de se voiler la face en refusant de voir des aspects brutaux et barbares de l’Islam. Il écrit que pour établir un dialogue, il convient de rechercher ce qui nous  rapproche et fermer les yeux sur les différences. Charles de Foucauld ne risque pas cette critique, car pour lui les musulmans sont soumis à des coutumes d’un autre âge. Il importe à ses yeux de leur faire connaître la vraie foi.

On peut penser que Charles de Foucauld a connu son chemin de Damas, là où la foi de Christian de Chergé n’a guère vacillé. Il est vrai, mais un événement a bouleversé sa vie : le sacrifice de Mohammed. Il considérait avoir une dette envers l’Algérie. Foucauld, lui, a pratiqué la repentance, la vraie, celle qui vous fait changer de vie.

A y regarder de plus près, on a l’impression que Charles de Foucauld s’est fait une image de la religion musulmane limitée à ce qu’il a vu de sa pratique, au Maroc d’abord puis en Algérie. On imagine sans peine comment jugerait le catholicisme un observateur en limitant sa quête à la manière dont un pratiquant de base vit sa foi. C’est superficiel, au mieux une assurance contre la mort. Christian a poussé plus loin ses investigations. On dirait que la fréquentation de musulmans profondément charitables l’a ému et l’a amené à un respect de leurs croyances qu’on ne trouve pas chez Charles.

On peut trouver aux divergences de ces approches des raisons qui tiennent aux époques si dissemblables. A l’époque de Foucauld, les français avaient une opinion plutôt favorable  du colonialisme. Charles de Foucauld n’a jamais cessé d’entretenir des liens avec ses anciens condisciples, les officiers de l’armée française. Son désir de convertir les touaregs est intimement lié à son souci d’implanter l’esprit de notre pays et d’apporter à des hommes pauvres et guère cultivés les secours de notre civilisation. Il est intéressant de noter à cet égard qu’au Maroc, comme en Algérie, régnait alors une situation assez anarchique. On n’avait pas de mal à considérer que la domination d’un pays organisé comme la France ne pouvait qu’apporter du bon. Pour Chergé, l’époque avait changé. Il s’est retrouvé dans un pays dans l’ensemble hostile aux français, avec un gouvernement qui tolérait la présence de moines catholiques dans l’Atlas, mais qui leur avait conseillé de partir et s’est montré ambigu lorsque les sept martyrs ont été enlevés.

Autre point commun entre ces deux hommes : l’amour du prochain. L’un comme l’autre s’est efforcé de guérir, de consoler, d’aimer.

Les rassemble aussi l’acceptation sans condition du dessein de Dieu sur leur vie, le don qu’ils ont fait de cette vie, à laquelle ils étaient l’un comme l’autre attachés. Ils ont trouvé des voies proches après des essais, Foucauld dans l’armée, puis à la Trappe, Chergé comme prêtre à Paris. Ils ont fini l’un et l’autre dans le dénuement et une vie consacrée aux autres, à leurs frères musulmans.

Un autre point les rapproche : ils aimaient écrire, sans doute pour rompre leur isolement. Leurs pages reflètent leur parcours, leurs doutes, leur choix absolu.

Par l’époque dans laquelle ils vivaient, par leurs caractères bien différents aussi, ils ne se confondent pas. Chacun existe dans notre mémoire. Peut-on admirer les deux sans se contredire ? La réponse se trouve dans l’évangile de Saint Jean :

1Que votre coeur ne se trouble point. Croyez en Dieu, et croyez en moi. 2Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père. Si cela n'était pas, je vous l'aurais dit. Je vais vous préparer une place. 3Et, lorsque je m'en serai allé, et que je vous aurai préparé une place, je reviendrai, et je vous prendrai avec moi, afin que là où je suis vous y soyez aussi.…

dimanche 3 janvier 2016

Quelques facettes du fait religieux

Les sociétés d’hommes ont connu, et connaissent encore, une attirance pour des croyances en des forces mystérieuses ; ces croyances exercent une influence considérable sur nos comportements privés comme sur la vie sociale. Même dans notre Europe déchristianisée, il est difficile d’envisager que nous puissions un jour vivre totalement détachés de la religion. Cela tient à ce qu’elle intervient dans de nombreux domaines de notre pensée, de nos actes et de notre personne.

Une religion vise à expliquer à l’homme d’où il vient, le pourquoi des choses. Le dessein de Dieu sur la création et sur son destin répond à toute question. La notion de miracle permet de remplir les vides La science a bien sûr fait reculer les religions, qui ont défendu et défendent encore un territoire qui se rétrécit de plus en plus. D’où la difficulté dans laquelle se trouvent les religions à mettre en évidence la main de Dieu. Jadis, tout ce qu’on ne comprenait pas relevait de l’action divine. Des petits malins ont découvert que, le plus souvent, il existe des explications rationnelles et matérielles aux phénomènes naturels. L’inconnu recule donc, mais il demeure au fond des fonds des zones floues ou mystérieuses où se réfugient les croyances religieuses. Le christianisme a dû de force admettre des constructions qui ne font pas appel au magique pour satisfaire notre curiosité. L’Islam y viendra sans doute plus tard.

En plus de répondre à nos interrogations sur le monde qui nous entoure, les religions nous apportent aussi un réconfort en nous permettant d’envisager la mort sans crainte. L’immortalité de l’âme et la foi dans une vie éternelle constituent un des fondements essentiels des églises. L’assurance fournie par la religion de la mort comme passage remplit le fidèle d’espoir et autorise la hiérarchie de l’église à lui demander soumission et respect sans faille. La conviction assez naturelle à l’homme qu’il a une âme immatérielle trouve un prolongement facile dans l’espoir que celle-ci, d’essence autre que la matière, lui survivra. Bien qu’il nous soit difficile d’appréhender ce que peut être une existence sans fin, l’espoir d’échapper à la déchéance aide à vivre nombre d’humains. Selon toute vraisemblance, l’assurance d’une survie après la mort joue le rôle de sergent recruteur pour les armées célestes. Le pouvoir des religions – l’opium du peuple – se trouve ainsi renforcé. L’homme trouve non seulement dans la foi la réponse à tous ses questionnements ; il se voit par surcroît pourvu d’une assurance la plus absolue. Et pour reprendre Pascal, qu’importe le prix à payer si l’espérance de gain est infinie ?

Suivant ces endoctrinements qui leur assurent une base solide dans les populations, les religions construisent des systèmes sociaux et moraux qui permettent à leurs ministres d’associer à leur pouvoir spirituel un ensemble d’avantages matériels non négligeables. On voit bien que, selon les époques, en fonction du pouvoir qu’elles exercent sur les esprits, les religions prennent une part plus ou moins importante dans la vie de la cité. Depuis Constantin jusqu’au XIXème siècle, pratiquement toute l’Europe a vécu sous sa férule : écoles, hôpitaux, état-civil, des pans essentiels de la vie des sujets lui étaient soumis. Au cours des temps, des frictions se sont fait jour entre le pouvoir militaire et financier et celui des églises. Les querelles qui ont suivi la Réforme n’ont pas été sans conséquences sur le pouvoir redoutable qu’exerçait Rome sur les esprits. Avant les Lumières et la Révolution, on n’imaginait pas en France de système de pensée, de morale ou de philosophie en dehors de l’Eglise. Si les religions chrétiennes ont vu reculer leur influence, d’abord en raison de l’avancée de la science mais aussi en raison d’une prise de conscience chez beaucoup des ressorts machiavéliques de l’Eglise en tant que structure sociale, beaucoup d’états vivent encore, dans d’autres confessions, dans une situation où la religion sous-tend toute action et éclaire tous les mystères.

Reste, dans le fait religieux, un aspect plus secret et plus difficile à analyser de manière rationnelle. L’homme, qui aime qu’on lui fournisse des explications, qui a peur de la mort et bien souvent accepte le joug d’organisations puissantes et tonitruantes, a aussi besoin d’échapper à sa condition physique ; en témoignent toutes les créations artistiques auxquelles on peine à trouver des justifications matérielles. Les gens terre à terre demandent : à quoi sert la poésie ? Que gagne-t-on à encourager la musique ou la peinture ? Il y a certes des marchés pour les œuvres d’art mais leur ressort final peut difficilement résider dans la recherche du confort ou du luxe. Le spirituel et le mystique sont des domaines où s’exerce notre activité de manière irrationnelle. Les religions aident bien des artistes à trouver l’inspiration ; elles appuient leurs aspirations à un concept qui les dépasse. D’où vient, par exemple, que l’essentiel du chant choral soit de nature sacrée et que dans les musées, une bonne partie des œuvres se réclame de traditions religieuses ? La religion appartient donc sous cet aspect au domaine de l’irrationnel, du sentiment et de l’intuition. On parle d’ailleurs de sensibilité en la matière. Le sentimentalisme est pourtant mal vu des religieux qui n’y voient qu’une adhésion de surface.

Les lignes qui précèdent, j’ai conscience qu’elles reflètent mon époque, mon éducation et mon caractère. Leur premier objectif était de m’amener à examiner où je me situe par rapport à la religion. Je les diffuse pour ouvrir un débat et dois bien avouer qu’après ces efforts d’introspection et d’analyse, je ne suis guère plus avancé.

                                                                              Reugny, le 2 janvier 2016