dimanche 28 février 2016

Demain tout ira bien


Je venais de signer le bon à tirer de mon livre. Le rédiger ne m’avait pas demandé trop de travail : il s’agissait d’une compilation de mes billets d’humeur. La radio qui m’avait offert un créneau libre tous les matins à huit heures trente avait cru qu’au cours de cette demi-heure, j’allais entrecouper d’airs à la mode d’interviews plus ou moins bidonnées d’auditeurs ou de passants. Funeste erreur. Je profitai de l’occasion pour exprimer, non mes critiques, car en cela je ne me serais pas distingué de la gent médiatique, mais comment j’aimerais que la société fonctionne. Je poussai même le culot jusqu’à détailler les moyens de  parvenir à ce monde idéal selon moi. Et il faut croire que j’avais visé au bon endroit, car si le directeur de la station a commencé par voir d’un très mauvais œil les encouragements que je prodiguais aux rares courageux qui dénonçaient les causes de nos désordres, il a vite compris, à constater le succès grandissant de mes chroniques, que ma popularité rejaillissait sur l’ensemble de sa radio. De deux cent mille à mon arrivée, le nombre de mes auditeurs a vite dépassé le million. J’étais devenu une star de l’audiovisuel. De l’audio seulement, parce que je me refusais à montrer mon visage ingrat à mes concitoyens. Mon « best of », comme on dit, j’ai hésité sur le choix du titre. Mon éditeur pensait à quelque chose de pompeux dans le genre : « pour un monde meilleur ». C’était trop plat, trop prétentieux à mes yeux. Je choisis une accroche plus incisive et, dans quelques jours, on trouverait chez les bons libraires le premier livre d’Armel Bazin : « Et votre république, vous la voulez comment ? »

Je parvins à faire taire les milliers d’idées qui encombraient mon cerveau. Je branchai mon ordinateur sur Youtube pour entendre le Miserere d’Allegri et laissai ma pensée vagabonder. Ma vie n’a pas connu de souci qu’une heure de musique sacrée n’ait effacé. Peu à peu, ma conscience s’évanouit. Un sommeil sans rêve s’était emparé de moi quand le téléphone sonna et résonna dans ma tête.

Armel ?

Une voix inconnue de mes tympans. Je craignais le pire.

Oui, qui est-ce ?

Ici François Hollande. Il faut que tu viennes à l’Elysée toutes affaires cessantes.

Je n’aime guère la familiarité qui règne aujourd’hui. Qui autorisait cet homme, tout président qu’il fût, à me tutoyer ? Mais on sait vivre.

Monsieur le Président, que me vaut cet honneur ?

Un motard sera chez vous dans dix minutes. Venez, l’heure est grave.

Le « tu » n’était plus de mise, voilà qui me convenait. J’avais passé mon temps ces derniers mois à conseiller toutes sortes de gens afin qu’ils se comportent mieux. Voilà qu’on faisait appel à moi. Plusieurs sentiments me poussèrent à répondre par l’affirmative à la demande du chef de l’Etat. Etait-ce vraiment une demande, d’ailleurs ? D’abord, j’étais flatté qu’on me crût capable non seulement de réfléchir, mais d’agir. Et puis, le goût de l’aventure, une curiosité inassouvie qui m’a guidé tout au long de mes cinquante-cinq années de mon passage sur la terre.

J’arrive !

Me suis-je contenté d’opiner. Le temps d’enfiler un pull et un jeans, je suis descendu en bas de mon immeuble où m’attendait un gendarme tout droit venu de Saint-Tropez. Moustache, l’air docile avec les puissants, sévère avec le peuple, un fidèle serviteur de l’Etat. Il m’a salué, main au képi, et m’a indiqué de prendre place derrière lui sur la selle. Si vous n’avez pas encore fait l’expérience de circuler de nuit dans Paris à moto, collé aux fesses d’un gendarme, je vous y encourage bien fort. Grisant. Nous sommes arrivés par la grille du Coq. Mon pilote avait prévenu par radio et les portes se sont ouvertes devant nous comme par magie.

Hollande était debout, un aréopage de conseillers assis dans des fauteuils ; on se serait cru à une veillée funèbre.

Ah ! Armel ! Bienvenue.

Il me serra la main bien fort, me regardant droit dans les yeux. Il devait avoir plusieurs nuits blanches derrière lui. Il me proposa le dernier siège libre, juste en face de son bureau, mais ne s’assit pas. Son agitation exprimait une intense nervosité.

Mon cher ami, la France a besoin de vous.

Voilà une entrée en matière qui ne me plaisait guère. Les autres n’ouvraient pas la bouche. Aucun geste.

L’opinion publique a confiance en vous. Nous comptons sur vous pour redresser la situation.

Encore fallait-il qu’il m’explique ce qui rendait ladite situation si critique. Il n’y manqua pas.

Les services publics sont en grève depuis deux semaines.

Cela, je le savais comme tout le monde. Le bateau prenait eau de toutes parts, personne ne respectait plus les décisions du gouvernement. A se demander s’il y avait encore un.

Mais le plus grave, c’est ce que nous apprenons des services de renseignements. Parlez, Chibrouk.

Ledit Chibrouk, un petit frisé dont la bedaine disait assez le goût pour les plaisirs en tous genres, dit d’une voix fouette :

On vient de nous apprendre que l’Etat-Major des armées prépare un coup d’Etat. Aucun des généraux qui le composent n’est sûr.

Tous ces petits messieurs se faisaient plus minuscules, si c’était possible. Jambes repliées sous eux, mains cachées sur leurs genoux, le regard mal assuré. Ce n’était assurément pas sur eux qu’il fallait compter pour défendre la légalité. Je me taisais, conscient que je m’imposais plus par mon silence qu’en proférant des banalités.

Armel, il faut faire quelque chose !

Le ton de sa voix et son attitude m’inspiraient une intense pitié. Sauver le pouvoir de ces pleutres ? Cela ne me disait rien. Je daignai toutefois m’exprimer :

Et quoi ?

Un des membres de cette assemblée de froussards me susurra :

Faites une déclaration comme quoi vous allez prendre les choses en mains.

Bien dit, Particot, approuva le Président.

Je jetai un regard circulaire, m’attardant sur chacun des conseillers. Pas un parmi eux pour racheter l’autre, pas un avec qui j’avais envie de travailler.

Monsieur le Président, je veux vous parler seul à seul.

Eussé-je proféré une bordée d’injures que le résultat n’aurait pas été plus spectaculaire. Tous, y compris Hollande, se sentirent envahis par une panique indescriptible. Comment moi, simple journaliste, osais-je demander à une académie d’énarques de quitter la pièce ? Ils se regardaient, effarés, et attendaient la décision de leur chef. Contre toute attente, il dit :

C’est bien. Allez m’attendre dans le bureau à côté.

Il avait fait preuve d’une autorité dont je ne l’avais pas cru capable. Ma présence sans doute l’y aidait, mon calme aussi. A contrecœur, ils quittèrent la pièce. J’entendais des murmures mais n’y prêtai pas attention. La porte se referma sur le dernier et, à dessein, je laissai à nouveau le silence s’installer. Il ne put se retenir :

Eh ! Bien, qu’avez-vous à me proposer ?

A mesure qu’il parlait, un semblant d’assurance lui était revenu.

Monsieur le Président, l’heure n’est plus aux déclarations. Personne n’y accorde crédit. Donnez-moi les pleins pouvoirs pour six mois. C’est tout.

Mais je ne peux pas … le parlement…

J’en fais mon affaire.

Il me regarda, incrédule. Il avait l’air si misérable qu’il paraissait disposé à confier les clés du pouvoir au premier imbécile venu.

Monsieur le Président, vous faites appel à moi. Faites-moi confiance.

Je lui parlai d’un ton patelin, protecteur. La situation ne manquait pas de piquant ; j’en savourais chaque seconde. Il s’assit un instant, se prit la tête dans les mains. Je crois bien qu’il pleurait.

En fin de compte, il n’avait pas été bien difficile de se faire confier la conduite du pays. Le premier ministre donna sa démission dans la minute et je pris sa place sans autre forme de procès.

Les choses sérieuses commençaient. On attendait de moi que je choisisse, parmi le personnel politique, une vingtaine de ministres. Je fus l’objet d’innombrables tentatives de séduction. Trois femmes, et non des moindres, me laissèrent entendre qu’elles n’étaient pas insensibles à mes charmes. Un homme aussi. Je restai deux jours à laisser planer le mystère, puis m’exprimai à la radio.

Mes chers compatriotes, dans les heures difficiles que nous traversons, on vient de me confier la tâche de former un gouvernement en vue d’agir pour le bien commun. J’ai décidé qu’il ne comprendrait que cinq noms, pas plus, le mien compris. Un ministre des affaires extérieures, un ministre des affaires extérieures, un ministre des finances et un ministre de l’éducation. Cette équipe restreinte sera mieux à même de diriger le pays. Mes chers compatriotes, avant de choisir celles et ceux qui m’entoureront, je veux faire appel au plus grand nombre de manière à sélectionner les plus capables. Portez-vous candidats à ces fonctions. Je prendrai celles et ceux qui me sembleront le plus à même de réussir.

Ma déclaration, qui avait le mérite de la brièveté, en surprit plus d’un. Les préfectures reçurent dans la journée des formulaires permettant à chaque citoyen qui le souhaitait d’exprimer ses vœux. Au poste des Affaires Extérieures, ce qui n’avait rien d’étonnant, il n’y eut que soixante-douze mille trois cent vingt-sept postulants. Ensuite, venait la Finance qui attira plus de cent mille personnes. Pour l’Intérieur, le nombre monta à cent cinquante mille. Me surprit davantage, en bien, le nombre de mes concitoyens désireux d’assurer la responsabilité de l’Education ; deux cent trente mille cent soixante-quinze formulaires me parvinrent. J’avais briefé une quinzaine de collaborateurs pour effectuer un premier tri. Des instituteurs de maternelle des deux sexes, que j’espérais d’une grande liberté  en face du système. Mes instructions avaient l’avantage de la simplicité : les candidats retenus devaient s’exprimer dans une langue correcte, donner le sentiment qu’ils souhaitaient sincèrement le bien de la nation et surtout s’éloigner des dirigeants précédents. Il me fallait du sang neuf.

En attendant la constitution de mon équipe, le pays continuait à sombrer dans le désordre. Défilés, manifestations, grèves, vociférations. Je décidai pour y mettre un terme d’annoncer une semaine de vacances pour l’ensemble des français. Pendant sept jours, plus rien ne fonctionnerait. Les rares services d’urgence seraient assurés par des volontaires qui bénéficieraient plus tard de congés compensatoires. Il va sans dire que cette décision fut accueillie avec enthousiasme. On connut alors une période de farniente et de somnolence propice à calmer les esprits. Il était clair que le peuple attendait la suite. Moi aussi.

Mes instits s’attelèrent au travail avec un zèle méritoire. Au bout de trois jours, je disposais pour chaque ministère de moins de quinze noms, et pas un parmi ces élus qui ait jamais exercé le moindre pouvoir. Je réunis tous ces précieux aides pour arrêter un choix final. Marie-Lou Symphonie fut l’heureuse bénéficiaire du portefeuille des Finances. Elle avait élevé seule huit enfants et surmonté bien des difficultés matérielles. A cinquante-deux ans, elle montrait un optimisme qui changeait des jérémiades habituelles. Elle savait lire, écrire et compter, cela suffirait à la tâche. Mais par-dessus tout, elle connaissait la vie, la vraie. Pour les Affaires extérieures, j’optai pour un homme. Marc Labrume parlait un anglais acceptable, et dans sa profession de foi, il avait suggéré que l’Etat aide toutes les communes à organiser un festival international, avec échange de jeunes, chaque année. Même s’il paraissait un peu ambitieux de monter trente-six mille rencontres, il y avait quelque chose à tirer de là. Ted Beaulapin s’imposa pour l’Education. Muni d’un simple CAP de tourneur, il avait réussi à devenir agent de maîtrise d’une usine de tréfilerie et avait remporté la coupe du tournoi de pétanque de la région Normandie. J’aimais l’idée de confier la formation des jeunes à quelqu’un qui ne connaissait rien aux grandes écoles ni aux académies universitaires.  Restait l’Intérieur. Ce grand ministère n’avait pas seulement la charge d’assurer la sécurité. Il devait aussi entretenir les routes et les aéroports, assurer le bon fonctionnement des hôpitaux et veiller au développement harmonieux de la vie économique à travers le pays. Jeannine Candie me parut rassembler les qualités requises pour cela. Elle n’avait pas trente-cinq ans et ne manquait pas de ponctuer ses propos de mots vifs, voire orduriers, mais j’appréciai d’emblée son franc-parler et son énergie.

On imagine sans peine les remous provoqués par ces nominations au sein de la classe politique. On me taxa de démagogie, de populisme et bien pire. L’état du pays était pourtant trop délabré pour qu’une opposition sérieuse et organisée ait la moindre chance de m’empêcher de mener à bien mon action. A peine mon ministère constitué, il nous fallut nous présenter à l’Assemblée Nationale et y exposer notre programme. Je pris la parole quelques minutes pour laisser à mes amis la primeur de leurs projets. Tout cela se passait dans une ambiance joyeuse. La majorité des députés, à mon grand étonnement, se montra plutôt favorable et disposée à soutenir une expérience nouvelle. Après tout, nous ne cherchions pas à renverser la République. Juste à la réformer. Comme nous n’avions pas pris le temps de répéter avant d’entrer en scène, le spectacle avait une touche d’improvisation assez fraîche et pour tout dire pleine de gaieté. Ted Beaulapin était resté en jogging et baskets. Les huissiers du Palais Bourbon lui jetaient des regards dédaigneux, mais il en fallait plus pour le troubler. Nous avions pris place au banc du gouvernement, au premier rang, au milieu d’un charivari indescriptible. Marie-Lou avait opté pour un tailleur qui, s’il ne venait pas de la rue saint-Honoré, aurait passé au marché, à Picpus. Marc Labrume avait revêtu une veste à fleurs, très Peace and Love. Son piercing sur le nez complétait le tableau. Jeannine s’était affublée d’une mini-jupe ras la touffe et son pull, trop petit, laissait voir son nombril. J’avais choisi pour moi une cape à, la Sherlock Holmes, sans le chapeau. Ted Beaulapin m’a succédé à la tribune et a fait sensation.

Mesdames, messieurs, vous le savez, les caisses de l’Etat sont vides. Mes collègues et moi, sous la houlette du grand Armel Bazin, sommes pourtant déterminés à entreprendre la remise en route du pays et à retrouver la prospérité. Alors, comme je dirige la plus grande organisation du monde depuis la disparition de l’armée rouge, voilà ce que j’ai décidé : il n’y a pas assez de profs en France mais bien trop de fonctionnaires au ministère et dans les académies. Tous ces braves gens travaillent pour l’Education Nationale et ils ne côtoient pas les enfants. A partir de la rentrée prochaine, toute personne employée par nous ira enseigner au moins trois mois par an.

Un silence religieux tomba sur l’assemblée. Ils se regardaient pour trouver la contenance qu’il fallait. On entendit un cri suraigu :

Mais il est fou !

Des murmures se firent entendre, mais tout cela manquait de conviction. Il semblait évident que les députés, dont beaucoup venaient du corps enseignant, demeuraient sans voix. Mais Ted avait terminé. Le parlement n’avait pas l’habitude de déclarations aussi brèves. Il céda la place à Jeannine. Des propos graveleux se firent entendre et des sifflets. Elle regarda bien devant elle, indifférente aux lazzis et attendit que le silence revînt. Elle prit alors la parole :

Chers amis, dit-elle d’une voix assurée, me voici en charge des affaires intérieures. Il ne m’a pas fallu longtemps pour arrêter les priorités de mon action à ce poste : il s’agit de vivre ensemble le mieux possible. Mon but, c’est de faire en sorte que nous soyons tous heureux. Aussi vais-je commencer en ouvrant un concours à tous nos concitoyens avec l’objectif de choisir celles et ceux qui contribuent le plus à l’harmonie et à la bonne entente. Toutes les préfectures seront chargées des recueillir les témoignages en faveur des personnes les plus altruistes. Les gouvernants qui nous ont précédés se sont employés à détecter les mauvais français. Si vous approuvez ma proposition, nous allons chercher les meilleurs citoyens, ceux qui nous aideront à construire une France fraternelle.

Il y avait une telle conviction dans ses propos, et tant de candeur, que les applaudissements crépitèrent. Quelques-uns, d’abord, puis un brouhaha assourdissant. Les députés, peu habitués à entendre un tel langage, se levèrent pour l’acclamer.

Jeannine Candie se rassit au banc des ministres, contente d’elle. Au bout de plusieurs minutes, le calme revint et Marc Labrume prit la parole :

We will be a model for all the countries around the world.

Pour un grand moment, ce fut un grand moment. De retour à la tribune, je demandai aux représentants du peuple de nous accorder leur confiance. Nous fûmes ainsi confirmés dans nos fonctions par cinq cent soixante-trois voix et deux abstentions. L’insécurité qui régnait au dehors incita sans doute la plupart à nous remettre les clés du pouvoir. Il s’agissait à présent d’agir, et vite.

J’ai gardé autour de moi l’équipe d’instits de maternelle qui m’avait aidé à trouver les ministres.  J’étais content d’eux, autant en profiter. C’étaient en majorité des femmes, certaines appétissantes, pour la plupart âgées de trente-cinq ans, parfois moins. Elles allaient me permettre de redonner au pays un coup de jeune. Au cours de nos réunions de cabinet, chacun prenait la parole et exprimait ses souhaits. Mieux : ses désirs. Il nous fallait prendre à revers les champions de la sinistrose qui nous avaient rebattu les oreilles de leurs tristes litanies. Nous avons organisé, un peu improvisé il faut l’admettre, une surprise-partie dans les jardins de Matignon, à laquelle nous avions invité beaucoup de jeunes, parmi lesquels un guitariste et un saxo. On a ri, on a chanté, et aux dires d’un préposé à la sécurité des lieux, jamais l’endroit n’avait connu pareille fête. Il nous semblait qu’avec le soutien de cette foule adolescente, nous allions parvenir à changer les choses.

Un journaliste s’était glissé au milieu des invités. Il m’apostropha :

-          Et pour le chômage, vous comptez faire quoi ?

A l’évidence, il s’agissait là de la question centrale. Dans mes bulletins à la radio, j’avais émis quelques propositions et les repris alors :

-          Nous allons lancer un appel à tous ceux qui veulent travailler et ouvrir des chantiers.

-          Et vous le financerez comment ?

-          Ils viendront travailler et construire des stades, des piscines, des églises, des synagogues et des mosquées. Nous nous débrouillerons pour leur assurer hébergement et subsistance. La population nous aidera, n’ayez crainte.

L’homme me regarda, dubitatif. J’étais invité à danser par une collaboratrice, un peu éméchée, et mis un terme à notre entretien. J’ai eu alors une pensée soudaine : au cours des années qui avaient précédé, j’avais pris plaisir à imaginer les mesures que devrait prendre un gouvernement neuf ; une fois au pied du mur, une sorte de vertige s’emparait de moi. Je quittai la fête pour m’isoler dans mon nouveau bureau et y concocter une déclaration de politique générale.

Curieusement, moi qui n’avais aucune difficulté à échafauder des systèmes simples pour que mes semblables vivent ensemble, travaillent ensemble et se supportent les uns les autres, les mots ne me venaient pas. Je les trouvais éculés et bien faibles pour être suivis d’action. Jeannine, plus fine que les autres, monta me rejoindre et, doucement, me caressa l’épaule. Ce contact amical, je me refusais à y voir une invitation à des jeux sexuels. Sans doute fis-je bien, car elle me dit d’un ton à la fois doux et décidé :

-          Je sais ce qu’il faut faire.

Et elle me dévoila le plan qu’elle avait préparé. Je ne peux pas croire qu’il avait germé en elle dans les quelques jours qui précédaient.

-          Nous allons, poursuivit-elle, organiser un ensemble de rencontres entre les habitants de ce pays. Tous : jeunes, vieux, hommes, femmes, enfants. Nous allons promouvoir une sorte de parrainage, de sorte que chaque personne ait deux parrains et deux filleuls. Nous appellerons cela les sept minutes d’écoute.

-          Mais comment convaincre nos concitoyens de se réunir, de se parler ?

-          T’inquiète. On va installer partout des points-rencontres pour que chacun trouve deux parrains et deux filleuls. Et puis, par Internet, on va encourager les hommes et les femmes à se retrouver.

Son optimisme me convainquit et nous tentâmes l’expérience. Nous proposions à tout habitant de ce pays de consacrer une demi-heure par jour aux autres : deux fois sept minutes pour parler, deux fois sept pour écouter. Les premiers résultats furent frileux, mais des postes de radio jouèrent le jeu et retransmirent sur les ondes des messages jusqu’aux plus saugrenus. Un chômeur racontait sa vie à une petite fille, celle-ci parlait à un vieillard isolé, les gens s’adressaient les uns aux autres sans se soucier de leur origine ou de leur fortune. Dans tous les milieux, les gens exprimaient de la douleur, de la tristesse, mais aussi des espoirs et une formidable capacité d’écoute.

Bien entendu, de nombreuses voix dénoncèrent ces pratiques. On les accusa de favoriser la pédophilie, la consommation de drogues et d’autres déviances sociales. On trouva bien une dizaine de détournements illicites de ces rencontres citoyennes. Malgré le zèle mis par certains à monter en épingle ces cas litigieux, l’immense majorité des habitants se montre si enthousiaste au bout de quelques semaines qu’il ne fut jamais sérieusement question de remettre en cause les rapprochements quotidiens entre les uns et les autres.

La société bougeait, pas de doute. Et il me semblait que cela allait dans la bonne direction. Des fonctionnaires décidèrent d’aller voir la vraie vie, on ouvrit les centres de décision à des personnes pleines de bon sens, des gens sensés et de terrain. Je me couchais le soir avec des sentiments mêlés, partagé entre la satisfaction de constater que grâce à nous, les français se parlaient et s’écoutaient davantage et le vertige à la pensée de ce qu’il restait à entreprendre.

J’avais choisi pour marraine une femme de quatre-vingt-cinq ans, et elle se réjouissait beaucoup de l’intérêt que je lui portais. Mon parrain, lui, était Ahmed, qui vivait à Trappes et ne faisait pas grand-chose de bon. Lui aussi aimait bien les moments passés ensemble, tantôt sur le Net, parfois au téléphone, mais aussi en tête-à-tête. Il réagissait avec une formidable spontanéité à mes confessions. Bien vite, je ne pouvais pas me passer de ses propos gouailleurs. Combien de fois ais-je pris conscience de la relativité des choses et des personnes en lui exposant ce que je comptais faire. Son rire moqueur me tenait compagnie à la tribune de la Chambre ou quand je rencontrais le Chancelier d’Allemagne, cette vieille baderne, toujours à la recherche d’applaudissements.

Je dois l’avouer : après ces quelques semaines, j’étais plutôt content du travail accompli.

 

C’est alors que je m’éveillai.