jeudi 28 août 2014

les trois roms


Monsieur Souitch, Pavlov de son nom de baptême, habitait une caravane. Non pas, comme beaucoup, pour passer des vacances et retrouver des amis au camping, jouer aux boules et rester des heures à la plage à faire des châteaux de sable. Non, lui, il vivait dans une maison à roulettes tout le temps. Il faut dire qu’elle était très grande, sa caravane. Lui, il l’appelait ma roulotte. Maria, sa femme, et Igor, leur fils, y dormaient aussi. En plus de leurs lits, des couchettes en fait, ils avaient trouvé le moyen d’y installer une table qu’ils repliaient et n’installaient au milieu de la place qu’à l’heure des repas. Chaque chose avait sa place, les vêtements, aussitôt lavés et séchés sur le fil que tendait Maria quand il faisait du soleil, elle les rangeait dans les quelques tiroirs qui permettaient, sous les lits, d’avoir tout le nécessaire. C’était pareil pour la vaisselle, les casseroles et les fruits ou légumes dont ils se nourrissaient. Ils travaillaient beaucoup, tous les trois. Pavlov, qui parlait d’une grosse voix et dont la silhouette faisait fuir les amis d’Igor, partait le premier, le matin, sans donner aucune explication. Son fils essayait de deviner en quoi consistait son travail. Un jour, il l’avait aperçu qui transportait un vieux frigo sur un diable. Sans doute, il aide des gens à déménager, s’était dit l’enfant qui n’avait pas osé se signaler de peur de se faire gronder. Il avait l’œil vif, remarquait tout ce qui se passait autour de lui et s’amusait s’il voyait un chien qui tirait sur sa laisse et déséquilibrait un passant. Ses parents l’avaient installé en face des Galeries Lafayette, avec un béret posé sur le sol et, vêtu de nippes, il était chargé d’apitoyer les bonnes gens qui sortaient du distributeur de billets voisin.

Si Igor n’avait pas de certitudes sur l’activité de son père, il savait bien en revanche comment sa mère  occupait ses journées. Elle prenait une demi-douzaine de paniers et se rendait sur les parcs de stationnement pour les vendre aux belles dames qui venaient en ville faire leurs courses. « Cinq euros seulement », proposait-elle, et ce prix attractif en faisait s’arrêter plus d’une. Alors, ça ne ratait jamais,  commençait une comédie incroyable. Au moment de payer, Maria s’écriait « Mais ce n’est pas cinq euros, c’est cinquante ! » La cliente, qui avait déjà agrippé l’anse, se voyait retenue par la manche et réclamer un complément de prix exorbitant. Suivait une discussion souvent vive ; l’acheteuse se défendait « Mais si, madame, vous avez bien dit cinq euros » et Maria, avec son plus beau sourire, assurait à la malheureuse qu’elle avait mal entendu. « Parce que c’est vous, vous m’avez l’air bien gentille, je vous le fait à vingt-cinq ». Parfois, la cliente menaçait d’appeler un agent de police. Il arrivait aussi qu’une autre se dégage et s’enfuie. Pourtant, à force de discussions interminables, elle en vendait plusieurs chaque jour. Il lui arrivait de baisser ses prétentions et, avec des femmes plus habiles négociatrices, de leur laisser le panier pour vingt euros. Elle avait le don de les faire pleurer sur son sort, elle s’inventait une descendance aussi nombreuse qu’affamée, un mari mort de faim, l’obligation de dormir dans la rue avec toute sa nichée. Elle avait mis au point un discours qu’elle racontait d’un ton larmoyant. La plupart du temps, ses victimes n’osaient pas l’interrompre et, qu’elles le veuillent ou pas, se laissaient embobiner.

Igor n’avait pas besoin d’inventer des salades pour que les petits ou les grands s’écrient « Oh ! Le pauvre gosse ! », surtout l’hiver. Il avait appris à jouer de l’harmonica et faisait entendre le Temps des cerises, que suivait le lac du Connemara. Une fois terminé son court récital, il posait son instrument, regardait tristement son béret que peu de pièces garnissaient, serrait son écharpe miteuse autour de son cou et attendait quelques minutes avant de reprendre les deux seuls airs qu’il savait jouer. Il lui arrivait d’aller à l’école, mais ses camarades se montraient cruels avec lui et ne cessaient de lui chiper son cartable qu’ils se passaient de main en main pour l’empêcher de le reprendre en chantant : « Ah ! Le petit souitch, le petit souitch, le petit souitch ! On va l’écraser, on va le sucrer, on va le manger ! » et ce programme terrorisait le malheureux Igor. Il aimait bien mieux s’asseoir sur un coin de trottoir et jouer de l’harmonica, d’autant qu’il parvenait toujours à dissimuler à son père quelque pièce malgré la fouille rigoureuse à laquelle ce dernier le soumettait chaque soir. Il cachait ensuite ses sous dans la boîte de farine, sur l’étagère de la cuisine, certain que son père n’aurait pas l’idée de chercher hors de son coin Quant à sa mère, il trouverait bien un moyen de calmer ses ardeurs le cas échéant. Au pire, il partagerait son butin avec elle.

Marie-Lou venait de fêter ses huit ans ; elle s’en souviendrait longtemps, de cet anniversaire ! Ses parents lui avaient offert le bloudgine violet dont elle rêvait depuis des mois. Elle le regardait en ouvrant de grands yeux chaque fois qu’elle passait devant la vitrine du magasin et pensait « quarante-cinq euros, jamais Maman ne voudra l’acheter ». Elle n’en avait parlé qu’à Mimi, son amie pour la vie, comme elle lui avait aussi confié qu’elle aimait bien Sancho, le costaud de la classe. Maintenant qu’elle avait compris que Mimi avait raconté à Maman pour le bloudgine, elle espérait qu’elle avait gardé le secret pour le reste. N’empêche ! Elle avait fière allure : les cheveux attachés en queue de cheval, une vraie crinière d’un blond très clair, le visage expressif, un tricot Abercrombie et le fameux jean. Ajoutez à cela des chaussures vernies ornées d’une boucle toute faite d’or. Elle marchait la tête bien levée, regardait dans les yeux ceux qu’elle croisait d’un air bravache, sans un sourire, se déhanchant à la John Wayne. Le monde lui appartenait, l’avenir s’ouvrait à elle.  Elle gambadait d’un pas léger, pas trop pressée d’arriver à l’école.

Elle aperçut, dans une rue qu’elle traversait, une caravane stationnée. Elle s’apprêtait à passer son chemin lorsqu’elle remarqua que la porte mal fermée s’ouvrait et battait au gré du vent. Elle revint sur ses pas et s’approcha ; dans un premier temps, elle voulut juste bien la refermer, par souci d’ordre. Elle ne parvint cependant pas à surmonter une immense curiosité, un trait de caractère auquel elle ne savait pas souvent résister. Un coup d’œil à gauche, un coup d’œil à droite, et hop ! Elle escalada les marches et se faufila dans la maison des roms. Elle prit soin de bien refermer derrière elle : inutile d’attirer l’attention. L’intérieur lui parut très vaste. Madame Rom avait, avant de partir, préparé le repas et Marie-Lou découvrit sur la table trois assiettes. Dans la plus grande, qu’elle supposa prévue pour le père,  des harengs pommes à l’huile qu’elle goûta mais n’apprécia guère. Elle passa à la suivante dans laquelle elle trouva un sandwich de foie de morue. Elle en porta un morceau à ses lèvres et manqua vomir. La troisième assiette, plus petite, contenait deux tranches de pain de mie et entre elles, une couche généreuse de nutella. Elle s’en délecta et pour mieux en profiter, entreprit de s’asseoir. Les tabourets des adultes lui semblèrent inconfortables, trop grands et trop durs. Elle se trouva mieux dans une petite chaise, garnie d’un coussin moelleux. Elle se trouvait si bien qu’elle en oublia l’heure. « J’ai bien cinq minutes pour faire la sieste », pensa-t-elle avant de s’allonger sur la première couchette. Qu’elle était dure ! Elle n’y resta pas et essaya le deuxième. Elle ne la trouva pas très propre et monta alors sur la troisième, plus petite. Un ours en peluche l’y accueillit, ce qu’elle trouva de bon augure.  Elle s’allongea, remonta les couvertures jusqu’à cacher ses yeux et s’endormit.

Par malchance, la famille Souitch dût  ce jour-là interrompre prématurément ses activités ; la maréchaussée avait ouvert la chasse aux roms. Les pandores commencèrent par demander à Pavlov pourquoi il avait pénétré dans l’entrepôt d’un marchand de ferrailles. Il prétendit avoir ressenti un besoin aussi naturel qu’irrépressible et avait cherché un coin propice pour l’exprimer sans offenser la pudeur. Faute de preuve, on finit par le relâcher après un interrogatoire musclé. Par une fâcheuse coïncidence, le même matin, ils surprirent son épouse en train de délester une ménagère de son porte-monnaie sur le parking de Carrefour. Elle tenta de les convaincre qu’elle cherchait à le lui rendre. En vain. Ils l’emmenèrent à la gendarmerie où elle retrouva sa fille ramassée par des collègues pour vagabondage. « Vous feriez mieux de surveiller les autoroutes, il y a de vrais assassins, là-bas ! » leur suggéra-t-elle. Le père, qui avait vu son épouse arriver, bien encadrée, les rejoignit. Ils purent ensuite s’échapper, moyennant semonces d’un côté, promesses de l’autre. Ils décidèrent de rentrer chez eux.

Quelle ne fut pas leur surprise, passé le seuil, de trouver des fourchettes dans leurs assiettes et celle du garçon vide. Les sièges aussi avaient été dérangés.

-          Que s’est-il passé ? Tonna Pavlov

-          Ah ! On ne peut plus avoir confiance en personne ! Gémit la mère.

Le petit pleurait en silence. Soudain, il s’écria :

-          Il y a quelqu’un dans mon lit ! Car il venait de remarquer la chevelure abondante et dorée qui dépassait de la couverture..

Ceci réveilla Marie-Lou qui se frotta les yeux, s’assit et crânement leur fit face..

-          Ben, la porte battait. Je suis entrée  la fermer et je n’ai pas pu résister au nutella. Merci beaucoup. Il est temps que je rentre, à présent.

Elle descendit de sa couchette. On aurait dit une plume portée par le vent. Le père Souitch, un grand gaillard d’un mètre quatre-vingt-cinq se posta devant elle et lui interdit la fuite.

-          C’est un peu facile, gronda-t-il. Maintenant, il te faut payer tout ce que tu nous a volé et plus encore pour le pretium doloris. Il avait appris ce joli mot en passant au tribunal quelques semaines auparavant. Marie-Lou se dit qu’un sandwich au nutella devait être dans ses moyens, mais Igor renchérit :

-          Tu as couché dans mon lit. Maintenant, tu fais partie de la famille. Il était tombé amoureux de Marie-Lou. Celle-ci le jaugea du regard et lui lança :

-          Dis-donc, mal lavé, on n’a pas gardé les cochons ensemble !

Mais, rien n’y fit. Les trois roms l’empêchaient de s’en aller. Il y eut des palabres ; au bout d’une demi-heure, il fut décidé unilatéralement que Marie-Lou leur servirait de bonne à tout faire pendant une semaine. Igor resterait garder la prisonnière pendant que les parents vaqueraient à leurs coupables mais lucratives occupations.

-          Mais Maman va s’inquiéter, objecta la fillette.

-          T’en fais pas pour ça, on s’en occupe, proféra Pavlov d’un ton sans réplique.

L’après-midi même, Marie-Lou parvint à entortiller Igor et le persuada de lui faire confiance. Perfidie féminine : elle profita de trois minutes au cours desquelles il était allé lui acheter des roudoudous pour s’esquiver et rentrer à la maison, toute émue de l’aventure dont elle ne souffla mot

Pour se consoler, la mère Souitch recueillit un chat de gouttière.

jeudi 21 août 2014

au revoir, Isabelle

Isabelle, ma chère sœur,
Trois mots me viennent à l’esprit lorsque je pense à celle que tu étais :
La foi, d’abord. Tu as été fidèle à la religion de nos parents et tous, ici, peuvent en témoigner ;
Ensuite, un optimisme à toute épreuve, que j’ai encore constaté lors de notre conversation la veille de ta mort : tu me disais déplorer que les personnes de notre génération se pourrissent l’existence à regretter le passé ;
Enfin, cette foi en l’avenir te valait d’écouter, de comprendre et d’aimer ceux qui t’entouraient. Tu as aimé Olivier, tes enfants, et, encore au cours de notre dernier dîner, tu m’as entretenu du lien si fort que tu avais noué avec tes petits-enfants. J’évoquerai entre autres le séjour que Cyril est venu faire chez toi récemment. Quelle chance il a eue !
La foi, l’espérance, la charité : les vertus théologales te décrivent bien.
Au revoir, Isabelle.