Monsieur Souitch, Pavlov de son nom de baptême, habitait une
caravane. Non pas, comme beaucoup, pour passer des vacances et retrouver des
amis au camping, jouer aux boules et rester des heures à la plage à faire des
châteaux de sable. Non, lui, il vivait dans une maison à roulettes tout le
temps. Il faut dire qu’elle était très grande, sa caravane. Lui, il l’appelait
ma roulotte. Maria, sa femme, et Igor, leur fils, y dormaient aussi. En plus de
leurs lits, des couchettes en fait, ils avaient trouvé le moyen d’y installer
une table qu’ils repliaient et n’installaient au milieu de la place qu’à
l’heure des repas. Chaque chose avait sa place, les vêtements, aussitôt lavés
et séchés sur le fil que tendait Maria quand il faisait du soleil, elle les
rangeait dans les quelques tiroirs qui permettaient, sous les lits, d’avoir
tout le nécessaire. C’était pareil pour la vaisselle, les casseroles et les
fruits ou légumes dont ils se nourrissaient. Ils travaillaient beaucoup, tous
les trois. Pavlov, qui parlait d’une grosse voix et dont la silhouette faisait
fuir les amis d’Igor, partait le premier, le matin, sans donner aucune
explication. Son fils essayait de deviner en quoi consistait son travail. Un
jour, il l’avait aperçu qui transportait un vieux frigo sur un diable. Sans
doute, il aide des gens à déménager, s’était dit l’enfant qui n’avait pas osé
se signaler de peur de se faire gronder. Il avait l’œil vif, remarquait tout ce
qui se passait autour de lui et s’amusait s’il voyait un chien qui tirait sur
sa laisse et déséquilibrait un passant. Ses parents l’avaient installé en face
des Galeries Lafayette, avec un béret posé sur le sol et, vêtu de nippes, il
était chargé d’apitoyer les bonnes gens qui sortaient du distributeur de
billets voisin.
Si Igor n’avait pas de certitudes sur l’activité de son
père, il savait bien en revanche comment sa mère occupait ses journées. Elle prenait une
demi-douzaine de paniers et se rendait sur les parcs de stationnement pour les
vendre aux belles dames qui venaient en ville faire leurs courses. « Cinq
euros seulement », proposait-elle, et ce prix attractif en faisait
s’arrêter plus d’une. Alors, ça ne ratait jamais, commençait une comédie incroyable. Au moment
de payer, Maria s’écriait « Mais ce n’est pas cinq euros, c’est cinquante ! »
La cliente, qui avait déjà agrippé l’anse, se voyait retenue par la manche et
réclamer un complément de prix exorbitant. Suivait une discussion souvent
vive ; l’acheteuse se défendait « Mais si, madame, vous avez bien dit
cinq euros » et Maria, avec son plus beau sourire, assurait à la
malheureuse qu’elle avait mal entendu. « Parce que c’est vous, vous m’avez
l’air bien gentille, je vous le fait à vingt-cinq ». Parfois, la cliente
menaçait d’appeler un agent de police. Il arrivait aussi qu’une autre se dégage
et s’enfuie. Pourtant, à force de discussions interminables, elle en vendait
plusieurs chaque jour. Il lui arrivait de baisser ses prétentions et, avec des
femmes plus habiles négociatrices, de leur laisser le panier pour vingt euros.
Elle avait le don de les faire pleurer sur son sort, elle s’inventait une
descendance aussi nombreuse qu’affamée, un mari mort de faim, l’obligation de
dormir dans la rue avec toute sa nichée. Elle avait mis au point un discours
qu’elle racontait d’un ton larmoyant. La plupart du temps, ses victimes
n’osaient pas l’interrompre et, qu’elles le veuillent ou pas, se laissaient
embobiner.
Igor n’avait pas besoin d’inventer des salades pour que les
petits ou les grands s’écrient « Oh ! Le pauvre gosse ! »,
surtout l’hiver. Il avait appris à jouer de l’harmonica et faisait entendre le
Temps des cerises, que suivait le lac du Connemara. Une fois terminé son court
récital, il posait son instrument, regardait tristement son béret que peu de
pièces garnissaient, serrait son écharpe miteuse autour de son cou et attendait
quelques minutes avant de reprendre les deux seuls airs qu’il savait jouer. Il
lui arrivait d’aller à l’école, mais ses camarades se montraient cruels avec
lui et ne cessaient de lui chiper son cartable qu’ils se passaient de main en
main pour l’empêcher de le reprendre en chantant : « Ah ! Le
petit souitch, le petit souitch, le petit souitch ! On va l’écraser, on va
le sucrer, on va le manger ! » et ce programme terrorisait le malheureux
Igor. Il aimait bien mieux s’asseoir sur un coin de trottoir et jouer de
l’harmonica, d’autant qu’il parvenait toujours à dissimuler à son père quelque
pièce malgré la fouille rigoureuse à laquelle ce dernier le soumettait chaque
soir. Il cachait ensuite ses sous dans la boîte de farine, sur l’étagère de la
cuisine, certain que son père n’aurait pas l’idée de chercher hors de son coin
Quant à sa mère, il trouverait bien un moyen de calmer ses ardeurs le cas
échéant. Au pire, il partagerait son butin avec elle.
Marie-Lou venait de fêter ses huit ans ; elle s’en
souviendrait longtemps, de cet anniversaire ! Ses parents lui avaient
offert le bloudgine violet dont elle rêvait depuis des mois. Elle le regardait
en ouvrant de grands yeux chaque fois qu’elle passait devant la vitrine du magasin
et pensait « quarante-cinq euros, jamais Maman ne voudra l’acheter ».
Elle n’en avait parlé qu’à Mimi, son amie pour la vie, comme elle lui avait
aussi confié qu’elle aimait bien Sancho, le costaud de la classe. Maintenant
qu’elle avait compris que Mimi avait raconté à Maman pour le bloudgine, elle
espérait qu’elle avait gardé le secret pour le reste. N’empêche ! Elle
avait fière allure : les cheveux attachés en queue de cheval, une vraie
crinière d’un blond très clair, le visage expressif, un tricot Abercrombie et
le fameux jean. Ajoutez à cela des chaussures vernies ornées d’une boucle toute
faite d’or. Elle marchait la tête bien levée, regardait dans les yeux ceux
qu’elle croisait d’un air bravache, sans un sourire, se déhanchant à la John
Wayne. Le monde lui appartenait, l’avenir s’ouvrait à elle. Elle gambadait d’un pas léger, pas trop
pressée d’arriver à l’école.
Elle aperçut, dans une rue qu’elle traversait, une caravane
stationnée. Elle s’apprêtait à passer son chemin lorsqu’elle remarqua que la
porte mal fermée s’ouvrait et battait au gré du vent. Elle revint sur ses pas
et s’approcha ; dans un premier temps, elle voulut juste bien la refermer,
par souci d’ordre. Elle ne parvint cependant pas à surmonter une immense
curiosité, un trait de caractère auquel elle ne savait pas souvent résister. Un
coup d’œil à gauche, un coup d’œil à droite, et hop ! Elle escalada les
marches et se faufila dans la maison des roms. Elle prit soin de bien refermer
derrière elle : inutile d’attirer l’attention. L’intérieur lui parut très
vaste. Madame Rom avait, avant de partir, préparé le repas et Marie-Lou
découvrit sur la table trois assiettes. Dans la plus grande, qu’elle supposa
prévue pour le père, des harengs pommes
à l’huile qu’elle goûta mais n’apprécia guère. Elle passa à la suivante dans
laquelle elle trouva un sandwich de foie de morue. Elle en porta un morceau à
ses lèvres et manqua vomir. La troisième assiette, plus petite, contenait deux
tranches de pain de mie et entre elles, une couche généreuse de nutella. Elle s’en
délecta et pour mieux en profiter, entreprit de s’asseoir. Les tabourets des
adultes lui semblèrent inconfortables, trop grands et trop durs. Elle se trouva
mieux dans une petite chaise, garnie d’un coussin moelleux. Elle se trouvait si
bien qu’elle en oublia l’heure. « J’ai bien cinq minutes pour faire la
sieste », pensa-t-elle avant de s’allonger sur la première couchette. Qu’elle
était dure ! Elle n’y resta pas et essaya le deuxième. Elle ne la trouva
pas très propre et monta alors sur la troisième, plus petite. Un ours en
peluche l’y accueillit, ce qu’elle trouva de bon augure. Elle s’allongea, remonta les couvertures jusqu’à
cacher ses yeux et s’endormit.
Par malchance, la famille Souitch dût ce jour-là interrompre prématurément ses
activités ; la maréchaussée avait ouvert la chasse aux roms. Les pandores
commencèrent par demander à Pavlov pourquoi il avait pénétré dans l’entrepôt d’un
marchand de ferrailles. Il prétendit avoir ressenti un besoin aussi naturel qu’irrépressible
et avait cherché un coin propice pour l’exprimer sans offenser la pudeur. Faute
de preuve, on finit par le relâcher après un interrogatoire musclé. Par une
fâcheuse coïncidence, le même matin, ils surprirent son épouse en train de
délester une ménagère de son porte-monnaie sur le parking de Carrefour. Elle
tenta de les convaincre qu’elle cherchait à le lui rendre. En vain. Ils l’emmenèrent
à la gendarmerie où elle retrouva sa fille ramassée par des collègues pour
vagabondage. « Vous feriez mieux de surveiller les autoroutes, il y a de
vrais assassins, là-bas ! » leur suggéra-t-elle. Le père, qui avait
vu son épouse arriver, bien encadrée, les rejoignit. Ils purent ensuite s’échapper,
moyennant semonces d’un côté, promesses de l’autre. Ils décidèrent de rentrer
chez eux.
Quelle ne fut pas leur surprise, passé le seuil, de trouver
des fourchettes dans leurs assiettes et celle du garçon vide. Les sièges aussi
avaient été dérangés.
-
Que s’est-il passé ? Tonna Pavlov
-
Ah ! On ne peut plus avoir confiance en
personne ! Gémit la mère.
Le petit pleurait en silence. Soudain, il s’écria :
-
Il y a quelqu’un dans mon lit ! Car il
venait de remarquer la chevelure abondante et dorée qui dépassait de la
couverture..
Ceci réveilla Marie-Lou qui se frotta les yeux, s’assit et
crânement leur fit face..
-
Ben, la porte battait. Je suis entrée la fermer et je n’ai pas pu résister au
nutella. Merci beaucoup. Il est temps que je rentre, à présent.
Elle descendit de sa couchette. On aurait dit une plume
portée par le vent. Le père Souitch, un grand gaillard d’un mètre
quatre-vingt-cinq se posta devant elle et lui interdit la fuite.
-
C’est un peu facile, gronda-t-il. Maintenant, il
te faut payer tout ce que tu nous a volé et plus encore pour le pretium
doloris. Il avait appris ce joli mot en passant au tribunal quelques semaines
auparavant. Marie-Lou se dit qu’un sandwich au nutella devait être dans ses
moyens, mais Igor renchérit :
-
Tu as couché dans mon lit. Maintenant, tu fais
partie de la famille. Il était tombé amoureux de Marie-Lou. Celle-ci le jaugea
du regard et lui lança :
-
Dis-donc, mal lavé, on n’a pas gardé les cochons
ensemble !
Mais, rien n’y fit. Les trois roms l’empêchaient de s’en
aller. Il y eut des palabres ; au bout d’une demi-heure, il fut décidé
unilatéralement que Marie-Lou leur servirait de bonne à tout faire pendant une
semaine. Igor resterait garder la prisonnière pendant que les parents
vaqueraient à leurs coupables mais lucratives occupations.
-
Mais Maman va s’inquiéter, objecta la fillette.
-
T’en fais pas pour ça, on s’en occupe, proféra
Pavlov d’un ton sans réplique.
L’après-midi même, Marie-Lou parvint à entortiller Igor et
le persuada de lui faire confiance. Perfidie féminine : elle profita de
trois minutes au cours desquelles il était allé lui acheter des roudoudous pour
s’esquiver et rentrer à la maison, toute émue de l’aventure dont elle ne
souffla mot
Pour se consoler, la mère Souitch recueillit un chat de
gouttière.