vendredi 19 juillet 2013

travail d'atelier


De bon matin

J’ouvre l’œil, encore dans mon rêve. Elle avait répondu à mes avances. J’étais si bien. Pourquoi donc le camion poubelle est-il passé à ce moment ? D’abord, j’ai essayé de me rendormir pour retrouver les bras qui m’entouraient, le sein ferme sous ma main. En vain.

J’ai glissé les pieds dans mes pantoufles et, me tenant à la rampe, suis descendu jusqu’à la cuisine. Le plus souvent, je me concocte un café en poudre auquel j’adjoins un nuage de lait. J’ai grand besoin ce matin d’un plaisir plus fort. Je prends une dosette de Nespresso, l’introduis dans la machine que je mets en marche. D’abord, elle chauffe. La lumière cesse de clignoter  et j’appuie sur le déclencheur. Un moteur électrique démarre alors et juste après me parvient aux narines le fumet incomparable du café, du vrai café. Je me rends souvent aux Etats-Unis, où ce breuvage brille par son insipidité, et bénis la marque préconisée par George Clooney car on peut se faire livrer les dosettes, là-bas, et prendre un véritable plaisir à cet instant. L’odeur si familière du café m’amène à revivre des moments que cette boisson a accompagnés.

Une légère fumée monte de la tasse et me rappelle l’époque où j’allumais une cigarette pour accompagner mon petit-déjeuner. J’ai envie soudain de tirer une bouffée, d’exhaler les vapeurs du tabac qui me plaisaient tant et provoquaient des quintes de toux à cause desquelles j’ai un jour décidé de m’arrêter. Je rejette courageusement la tentation et approche les lèvres du bord de la tasse. C’est bon et ça brûle en même temps. J’ai renoncé au sucre voici une trentaine d’années et à présent, les rares fois où je prends un café sucré, je déteste cet arrière-goût douceâtre. La tasse, quand je la repose sur la soucoupe, la heurte un peu et j’entends le bruit qui semble énorme dans le silence de la cuisine. Qu’il est dur, le petit bruit de l’œuf dur cassé sur le comptoir d’étain. La petite poésie de Prévert me revient alors ; je souris : une journée qui commence par un poème ne saurait rien apporter de mauvais. Terminée ma boisson, je balance : vais-je m’en préparer un second ? J’ai appris avec le temps que me refuser des plaisirs à ma portée peut me procurer une subtile jouissance. Je sais de plus que recommencer dans la foulée ne m’apporte pas les mêmes sensations légères, quasi amoureuses que la première fois. Mieux vaut laisser passer quelques heures.

La porte s’ouvre :

-          Tiens, tu es déjà descendu ? Demande ma femme.


 

Chère Maman

Des bruits, d’abord, celui des casseroles qui s’entrechoquent, la cuiller en bois qui heurte les parois, l’eau qui coule du robinet, la soupe qui bout à gros bouillons, Maman qui marche de son pas pesant de la table à l’évier, puis au fourneau. Je m’étonne moi-même de ce que les premières sensations qui me reviennent lorsque j’évoque la cuisine de mon enfance ne relèvent pas du goût ou de l’odorat. Et puis soudain une voix forte qui demande : Grégoire, c’est toi ? Oui, c’était moi qui me préparais à la retrouver à la tâche, tremblant de devoir lui annoncer la punition donnée par l’institutrice, punition supposée me guérir de ma paresse. Dans le même temps, comme c’était bon de pénétrer dans cette pièce chaude, de sentir les poireaux qui parfumaient le potage et l’arôme plus discret du gâteau dans le four.

Elle ne passait pas ses journées à préparer les repas, Maman. Je crois même qu’elle n’aimait guère les tâches ménagères et n’y sacrifiait qu’en toute dernière extrémité. Il lui arrivait pourtant dans les grandes occasions, d’enfiler sur son gros ventre un tablier de toile, de nouer ses cheveux et de rester des heures dans la cuisine. Papa ne rentrait qu’assez tard et dînait sur le pouce, pressé de repartir à de mystérieuses réunions. Je ne suis pas sûr qu’il remarquait la peine qu’elle avait prise depuis le matin. Ces jours-là, sans qu’une occasion particulière justifiât qu’elle nous offrît un festin, elle dressait la table dans la salle à manger, sortait une nappe damassée et les couverts en argent, les verres de cristal et les assiettes qu’elle avait héritées d’une tante. Tout au plus remarquait-il « Tiens, on ne dîne pas dans la cuisine, aujourd’hui ! » avant d’engloutir les mets raffinés où elle avait mis tout son amour.
Un tel soir, je devais annoncer que j’étais collé tout le jeudi – le lendemain – et j’attendais Dieu sait quoi pour passer à confesse. Je m’étais enfin lancé précipitamment en entendant dans la serrure la clé de mon père.

-          Ne lui dis rien, avait murmuré Maman. Je signerai ta punition.

Et je compris qu’elle ne voulait pas gâcher cette soirée de fête. Elle salua Papa dès son entrée d’un :

-          J’espère que tu ne repars pas, ce soir.

Il grogna une réponse indistincte. Nous nous mîmes à table et par miracle, Papa annonça :

-          Je viens d’être augmenté. On va pouvoir acheter la quatre-chevaux.
Alors, pour une fois, un bonheur éphémère entra chez nous.


 

L’asperge de Buckingham

 

-          Tu aimes les œufs à la coque, toi ?

-          Ben oui, j’ai bien le droit, quand même !

-          Enfin, c’est nul, les œufs à la coque. Au Grand Véfour ou à Buckingham, on n’en sert jamais !

-          M’en fous ! J’aime ça. Surtout quand tu les ouvres d’un coup sec. A propos, t’es aussi un grosboutien ?

-          J’ai même pas fait attention, et puis tu sais, je n’en mange que faute de mieux.

-          Tu ne sais pas ce que tu perds. Tu casses la coquille, soulèves la calotte et tu saupoudre de sel et de poivre.

-          Oui, oui, tu vas pas m’expliquer comment on les mange ?

-          Attends, le mieux, c’est au printemps. Tu passes au marché avant de rentrer et tu achètes une botte d’asperges que tu fais cuire à la vapeur. C’est très important, la vapeur !

-          T’es vraiment con, tu sais !

-          Quand elles sont cuites, tu les prends par l’extrémité blanche, la tige, et tu plonges la tête dans le jaune d’œuf.

-          Ca alors ! Et tu crois que c’est toi qui l’as inventé ?

-          C’est tout comme. Quand tu manges des pointes d’asperges au jaune d’œuf, tu t’en fous si c’est toi ou pas qui as découvert la recette. C’est le paradis, un point c’est tout ;

-          Un malade ! T’es un vrai malade.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Armel Bazin, Tours le 19 juillet 2013