De bon matin
J’ouvre l’œil, encore dans mon rêve. Elle avait
répondu à mes avances. J’étais si bien. Pourquoi donc le camion poubelle est-il
passé à ce moment ? D’abord, j’ai essayé de me rendormir pour retrouver
les bras qui m’entouraient, le sein ferme sous ma main. En vain.
J’ai glissé les pieds dans mes pantoufles et, me
tenant à la rampe, suis descendu jusqu’à la cuisine. Le plus souvent, je me
concocte un café en poudre auquel j’adjoins un nuage de lait. J’ai grand besoin
ce matin d’un plaisir plus fort. Je prends une dosette de Nespresso,
l’introduis dans la machine que je mets en marche. D’abord, elle chauffe. La
lumière cesse de clignoter et j’appuie
sur le déclencheur. Un moteur électrique démarre alors et juste après me
parvient aux narines le fumet incomparable du café, du vrai café. Je me rends
souvent aux Etats-Unis, où ce breuvage brille par son insipidité, et bénis la
marque préconisée par George Clooney car on peut se faire livrer les dosettes,
là-bas, et prendre un véritable plaisir à cet instant. L’odeur si familière du
café m’amène à revivre des moments que cette boisson a accompagnés.
Une légère fumée monte de la tasse et me rappelle
l’époque où j’allumais une cigarette pour accompagner mon petit-déjeuner. J’ai
envie soudain de tirer une bouffée, d’exhaler les vapeurs du tabac qui me
plaisaient tant et provoquaient des quintes de toux à cause desquelles j’ai un
jour décidé de m’arrêter. Je rejette courageusement la tentation et approche
les lèvres du bord de la tasse. C’est bon et ça brûle en même temps. J’ai
renoncé au sucre voici une trentaine d’années et à présent, les rares fois où
je prends un café sucré, je déteste cet arrière-goût douceâtre. La tasse, quand
je la repose sur la soucoupe, la heurte un peu et j’entends le bruit qui semble
énorme dans le silence de la cuisine. Qu’il est dur, le petit bruit de l’œuf
dur cassé sur le comptoir d’étain. La petite poésie de Prévert me revient
alors ; je souris : une journée qui commence par un poème ne saurait
rien apporter de mauvais. Terminée ma boisson, je balance : vais-je m’en
préparer un second ? J’ai appris avec le temps que me refuser des plaisirs
à ma portée peut me procurer une subtile jouissance. Je sais de plus que
recommencer dans la foulée ne m’apporte pas les mêmes sensations légères, quasi
amoureuses que la première fois. Mieux vaut laisser passer quelques heures.
La porte s’ouvre :
-
Tiens, tu es déjà descendu ?
Demande ma femme.
Chère Maman
Des bruits, d’abord, celui des
casseroles qui s’entrechoquent, la cuiller en bois qui heurte les parois, l’eau
qui coule du robinet, la soupe qui bout à gros bouillons, Maman qui marche de
son pas pesant de la table à l’évier, puis au fourneau. Je m’étonne moi-même de
ce que les premières sensations qui me reviennent lorsque j’évoque la cuisine
de mon enfance ne relèvent pas du goût ou de l’odorat. Et puis soudain une voix
forte qui demande : Grégoire, c’est toi ? Oui, c’était moi qui me
préparais à la retrouver à la tâche, tremblant de devoir lui annoncer la
punition donnée par l’institutrice, punition supposée me guérir de ma paresse.
Dans le même temps, comme c’était bon de pénétrer dans cette pièce chaude, de
sentir les poireaux qui parfumaient le potage et l’arôme plus discret du gâteau
dans le four.
Elle ne passait pas ses journées à
préparer les repas, Maman. Je crois même qu’elle n’aimait guère les tâches
ménagères et n’y sacrifiait qu’en toute dernière extrémité. Il lui arrivait
pourtant dans les grandes occasions, d’enfiler sur son gros ventre un tablier
de toile, de nouer ses cheveux et de rester des heures dans la cuisine. Papa ne
rentrait qu’assez tard et dînait sur le pouce, pressé de repartir à de
mystérieuses réunions. Je ne suis pas sûr qu’il remarquait la peine qu’elle
avait prise depuis le matin. Ces jours-là, sans qu’une occasion particulière
justifiât qu’elle nous offrît un festin, elle dressait la table dans la salle à
manger, sortait une nappe damassée et les couverts en argent, les verres de
cristal et les assiettes qu’elle avait héritées d’une tante. Tout au plus
remarquait-il « Tiens, on ne dîne pas dans la cuisine,
aujourd’hui ! » avant d’engloutir les mets raffinés où elle avait mis
tout son amour.
Un tel soir, je devais annoncer que j’étais collé tout le jeudi – le lendemain – et j’attendais Dieu sait quoi pour passer à confesse. Je m’étais enfin lancé précipitamment en entendant dans la serrure la clé de mon père.
Un tel soir, je devais annoncer que j’étais collé tout le jeudi – le lendemain – et j’attendais Dieu sait quoi pour passer à confesse. Je m’étais enfin lancé précipitamment en entendant dans la serrure la clé de mon père.
-
Ne lui dis rien, avait murmuré Maman. Je
signerai ta punition.
Et je compris qu’elle
ne voulait pas gâcher cette soirée de fête. Elle salua Papa dès son entrée
d’un :
-
J’espère que tu ne repars pas, ce soir.
Il grogna une réponse
indistincte. Nous nous mîmes à table et par miracle, Papa annonça :
-
Je viens d’être augmenté. On va pouvoir
acheter la quatre-chevaux.
Alors, pour une fois, un bonheur éphémère entra chez nous.
Alors, pour une fois, un bonheur éphémère entra chez nous.
L’asperge de Buckingham
-
Tu aimes les œufs à la coque, toi ?
-
Ben oui, j’ai bien le droit, quand
même !
-
Enfin, c’est nul, les œufs à la coque.
Au Grand Véfour ou à Buckingham, on n’en sert jamais !
-
M’en fous ! J’aime ça. Surtout
quand tu les ouvres d’un coup sec. A propos, t’es aussi un grosboutien ?
-
J’ai même pas fait attention, et puis tu
sais, je n’en mange que faute de mieux.
-
Tu ne sais pas ce que tu perds. Tu
casses la coquille, soulèves la calotte et tu saupoudre de sel et de poivre.
-
Oui, oui, tu vas pas m’expliquer comment
on les mange ?
-
Attends, le mieux, c’est au printemps.
Tu passes au marché avant de rentrer et tu achètes une botte d’asperges que tu
fais cuire à la vapeur. C’est très important, la vapeur !
-
T’es vraiment con, tu sais !
-
Quand elles sont cuites, tu les prends
par l’extrémité blanche, la tige, et tu plonges la tête dans le jaune d’œuf.
-
Ca alors ! Et tu crois que c’est
toi qui l’as inventé ?
-
C’est tout comme. Quand tu manges des
pointes d’asperges au jaune d’œuf, tu t’en fous si c’est toi ou pas qui as
découvert la recette. C’est le paradis, un point c’est tout ;
-
Un malade ! T’es un vrai malade.
Armel Bazin, Tours le 19 juillet 2013