lundi 5 décembre 2011

L’amoureux transi

John Cocker porte avec fierté une toison abondante, brune et bouclée. Il vient de célébrer avec ses amis son dix-huitième anniversaire. Quelle fête ! Ses parents, non sans délicatesse, avaient déserté le domicile pour laisser le champ libre à la horde de garçons et de filles, des copains et des copines, et puis aussi des amis d’amis. Pour un peu, ils auraient passé une annonce dans le journal ou bien, comme dans l’Evangile, ils auraient recueilli dans la rue les sans-abris et les mendiants. Ils sont tous si joyeux de se retrouver pour danser, chanter, boire et s’amuser. La douceur printanière les a incités à ouvrir les fenêtres. C’est ainsi que, de la rue, on entend leur vacarme.
Son ami Sysiphe est venu avec l’élue de son cœur, Mary, mais cette dernière lui a dit au moment de partir :
- Il faut qu’on prenne Jennifer. Son copain James s’est absenté pour trois mois et elle a du mal à supporter la solitude.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Ils arrivent à trois chez John. Ce dernier les salue sur le pas de la porte sans leur porter une attention particulière. La soirée avance sans qu’on s’en rende compte, on tamise un peu les lumières, le rythme de la musique se fait plus lent, les voix aussi baissent d’un ton. Chacun tâche à trouver sa chacune.
C’est alors que John remarque Jennifer. Elle le regarde également. C’est bien normal, ils se retrouvent tous deux sans partenaire devant la table où un semblant de buffet a été dressé. Il s’arrête un instant, doutant de ses sens. C’est la plus belle fille de tout le groupe, peut-être même la plus belle qu’il ait jamais vue.
- Tu danses avec moi ? Hasarde-t-il.
- Oui, répond-elle d’une petite voix timide. Il a trop de chance. Il voudrait ne pas rougir, ne pas transpirer, faire disparaître le bouton qui gâte son menton. Il aimerait prendre l’air avantageux et décidé de Cary Grant. Au lieu de ça, il balbutie :
- Tu viens de loin ?
C’est original, ça, se dit-il. J’aurais tout aussi bien pu lui demander si elle habite chez ses parents. Mais John, ce doit être son jour de chance. Au lieu de lui retourner une réplique cinglante, au lieu de le planter au milieu du salon comme il le redoute, voilà qu’elle lui propose, toute effrayée de son audace :
- Pas très, on pourrait se revoir.
Le cœur de John frappe des coups dans sa poitrine. On dirait qu’il cherche à sortir. John sent le sang affluer à ses oreilles, et ailleurs aussi. Il la tient bien serrée contre lui. S’il osait, il lui murmurerait des mots d’amour. Mais voilà : il n’en a guère l’habitude. Sa première expérience avec une femme ne date pas tellement et c’était avec une amie de sa mère qui prenait toutes les initiatives et n’a pas du tout joué sur le registre du sentiment. Cette fois, il le sent, Jennifer attend de lui des phrases bouleversantes, des promesses, des demandes. Le voilà bien malheureux, avec le désir si violent qu’il a d’elle et, en même temps, l’intuition qu’il ne faut rien brusquer. Il sent plus qu’il ne sait que l’heure est au badinage. Une voix intérieure lui hurle : léger, sois léger. Il approche pourtant le point culminant du bonheur, mais il n’en a nulle conscience.
Une chance : à part Jennifer, personne ne fait attention à lui. Chacun se concentre sur ses propres amours. Il bredouille :
- Tu aimes les Beatles ?
Parce que le Teppaz joue Yesterday. Il n’a rien trouvé de plus malin que tenter une complicité, une similitude de goûts. Il se fait tout un cinéma : s’il parvient à trouver un musicien qu’ils aiment tous les deux, il pourrait lui suggérer d’aller l’écouter ensemble, et alors, Dieu sait ce qui pourrait arriver…
Elle tourne vers lui un regard encourageant. Bon Dieu ! Il n’avait pas prêté attention à ses yeux en amande dont le vert font penser à l’océan, un appel du large, l’aventure. Mais elle ne répond pas à sa question. Au lieu de ça, elle lui demande à son tour :
- Tu chantes, toi ?
A cet instant, il donnerait sa fortune et sa chemise pour avoir persévéré, quand il fréquentait la chorale du lycée. Il chantonne bien le matin, en se débarbouillant, mais ça, ça ne compte pas. Tout le monde en fait autant, ou alors on sifflote. Il s’en sort par une pirouette :
- Et toi ?
Elle le regarde, touchée qu’il s’intéresse à elle. Il exulte : sans le vouloir, sans appliquer une tactique de séduction éprouvée, il a marqué un point. Cette leçon, il s’en souviendra toute sa vie : si on veut qu’une fille vous remarque, le mieux à faire est de lui parler d’elle. Il est trop jeune encore pour savoir que c’est là un des ressorts de base de l’être humain, quel que soit son genre.
La musique s’est arrêtée. John garde la main de Jennifer dans la sienne et l’emmène s’asseoir. Coup de bol : le canapé est libre. Il va lui chercher un verre, s’empresse. C’est alors qu’elle lui assène :
- Je vais te faire rencontrer mon fiancé. Je suis sûre que vous vous entendrez très bien.

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