dimanche 11 décembre 2011

L'Amérique

Elle m'emmerde, maman. Une fois de plus, c'est elle qui a raison. Je dois me rendre en Amérique bientôt pour la première fois sans mes parents et il me faut un passeport. Alors, elle m'a emmené chez le coiffeur, pour que je n'aie pas l'air d'un fou, qu'elle dit, puis elle m'a recoiffé avec soin en arrivant à la gare.
- Comme ça, tu es bien plus beau, ne cessait-elle de me dire
Mais elle ne s'en rendait pas compte: elle hurlait. Les gens se retournaient sur nous, et ils ne paraissaient pas tous approuver son jugement. Je suis sûr que les jeunes m'auraient trouvé plus séduisant avec mes cheveux dans le cou. Mais pourquoi faut-il qu'elle tienne tant à mettre au courant la terre entière des détails insignifiants de mon existence, avec une préférence pour tout ce qui me ridiculise?
J'en voyais parmi les passants qui me jetaient des regards de connivence remplis de commisération, mais pour la plupart, ils semblaient penser:
- C'est bien fait pour ce petit con, si sa maman le gronde en public. Elle devrait même lui donner la fessée.
Alors, maman m'a traîné jusqu'à la cabine pour la photo. Parce que le préfet, qu'elle dit, il peut pas accepter ma vieille photo, celle d'il y a trois ans. Paraît que j'ai changé. D'où la séance merlan, le coup de peigne au dernier moment, la cravate et le pantalon de flanelle au pli impeccable.
- Pour des photos d'identité?
- C'est comme le sourire au téléphone: ça se voit, sur les photos, quand tu es bien habillé. Si tu portes un blue jeans et des baskets, tu auras une tête de banlieusard, pas d'erreur.
Et moi, je pensais: et elle, alors, avec ses grosses jambes, son gros ventre, ses grosses fesses, il ressemble à quoi, son visage?

Elle m'a traîné pour ainsi dire jusqu'au siège, qu'elle a remonté jusqu'à ce que mes yeux se trouvent en face des traits. Ca, j'aimais bien, j'ai fait tourner le tabouret à toute vitesse, si haut qu'il a fini par se dévisser complètement. Même que maman, elle n'arrivait pas à le remettre. J'étais plutôt content; je me disais qu'on allait échapper à ces foutues photos. Mais pas de bol, un monsieur de la SNCF est arrivé avec sa petite clé pour ouvrir les placards des trains.
Maman lui a dit très fort, que tout le monde en profite:
- Pardon, monsieur, mon petit garçon a démonté le siège. Vous pourriez pas m'aider à le revisser un peu?
Le monsieur m'a regardé de ses grands yeux verts. Il avait l'air gentil; il a hésité, puis a dû penser comme moi qu'on ne peut pas dire "non" à maman. Il a replacé la soucoupe sur sa tige. Je me suis assis dessus. Maman a mis des pièces dans un trou et après avoir vérifié que j'étais comme elle le veut, elle a appuyé sur un bouton. Flchac! Flchac! Flchac! Flchac! A chaque fois, je clignais des yeux, ébloui. A chaque fois, maman me rappelait:
- Tu regardes bien le point brillant, dans la vitre, hein?
Alors, une phrase a défilé sous mes yeux: dans cinq minutes, vos photos seront à votre disposition à l'extérieur de la cabine. Je serais bien resté à attendre, protégé de maman par le rideau, mais il y avait une fille qui mâchait du chewing gum qui m'a dit:
- Alors, tu attends la pluie?
Et je l'ai rejointe dans la salle des pas perdus, enfin, j'ai rejoint maman, pas la fille. Pour se faire pardonner, elle m'a emmené à la terrasse d'un bar et m'a même permis de prendre un coca avec une paille. Elle avait hâte de voir le résultat.
Mais quand on est revenus, on n'a trouvé qu'un papier blanc, complètement blanc. Et la machine clignotait: momentanément hors d'usage. Moi, j'étais bien content: tout le temps, quand j'étais assis derrière le rideau, j'avais pas arrêté de prier saint Photomaton. Il m'avait entendu et exaucé.
C'est chouette: maman va devoir reprendre mes vieilles photos d'il y a trois ans, celles où j'ai mon doudou dans les bras. Ou bien j'irai pas en Amérique, et je préfère, parce qu'il paraît qu'il n'y a presque plus de bisons et que les indiens, ils sont tous bourrés.

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