La place de la
Concorde, la nuit, il n’y a pas mieux pour éblouir les filles, premier pas vers
la conquête comme un sait. Les réverbères apportent une lumière magique, dorée,
l’obélisque se dresse plus imposant qu’en plein jour, les rares autos éclairent
de leurs phares la chaussée, les passants émerveillés s’arrêtent un instant
dans l’attente d’on ne sait quel miracle. Le regard est accroché par tout ce
qui brille, par terre, en l’air. L’atmosphère, si légère, les senteurs, les
bruits des véhicules qui passent au ralenti, tout concourt à endormir la
vigilance des passants et à l’emmener dans une contrée lointaine proche du pays
du rêve. Au fond, les façades du Crillon et du ministère de la Marine entourent
la rue Royale et dans la perspective, on aperçoit les colonnes de l’église de
la Madeleine. Je me rappelle être revenu à pied d’un bal avec ma cavalière, car
mes moyens ne me permettaient pas de lui offrir un taxi ; nous avions
traversé la Seine bras dessus, bras dessous, juste assez amoureux pour conférer
à la situation un caractère un peu clandestin. Elle rêvait à la vue de ce
spectacle dont rien ne lui échappait. Elle écarquillait les yeux et tournait la
tête sans arrêt, sous le charme. J’avais le cœur qui battait plus fort qu’à
l’accoutumée et les yeux qui ne la quittaient pas, au risque de l’incommoder.
Il en aurait fallu bien davantage dans l’état second où elle se trouvait. L’air
était clément, la brise caressante, le ciel dégagé offrait à la lune un décor
de théâtre.
Nous n’avions ni passé,
ni futur, ni contraintes, ni besoin autre que se trouver sur la place, l’un à
côté de l’autre, main dans la main, légers. Les sculptures monumentales qui
constellent l’endroit et qui symbolisent les grandes villes de France nous
regardaient, j’en suis sûr, avec bienveillance.
Elisabeth me
murmurait : « Viens, on va remonter les Champs-Elysées » et elle
se mit à fredonner une chanson de Joe Dassin alors à la mode. Prémonitoire,
elle s’achevait par ces mots : « et on n’a même pas pensé à
s’embrasser ». Dieu sait pourtant que c’était là ma principale volonté,
mais elle riait, virevoltait et me rendait l’approche délicate. S’appelait-elle
Elisabeth, d’ailleurs, je n’en suis plus très sûr ; Henriette, peut-être,
car elle venait du Mans si ma mémoire ne me joue pas des tours, mais après
tout, qu’importe ! Sur sa suggestion, nous avons marché plus d’une heure
en dépit de l’heure avancée. Après le chemin parcouru depuis le bal, et compte
tenu de la soirée passée à danser, boire un peu, parler fort pour couvrir le
vacarme ambiant, nous avions les jambes lourdes en revenant place de la
Concorde. Fourbus et heureux à la fois. L’aube pointait et un devinait le jour
proche. La promenade avait achevé de nous épuiser, et malgré la vigueur de ma
jeunesse, en arrivant au pied de l’immeuble où elle demeurait, je me sentis
saisi d’une irrépressible envie de dormir. Aussi, après avoir pris soin qu’elle
ferme derrière elle la porte cochère, je me dirigeai vers mon domicile.
M’étais-je
endormi ? Sans doute. Je me trouvais à nouveau sur la place, lais en plein
jour cette fois. La tiédeur de juin avait cédé la place à un froid glacial. Il
avait neigé dans la nuit et on apercevait çà et là des traces où le blanc le
disputait au noir. Nul
obélisque au centre, nulle statue non plus, juste un espace gigantesque, une
vaste plaine noire de monde. Des hommes, des femmes, des enfants se pressaient
pour assister à un spectacle au centre de l’esplanade.
-
Comment es-tu venue place Louis
XV ? Demanda un jeune garnement à sa voisine, une petite rousse délurée.
-
Eh ! Dis-donc, ça ne s’appelle plus
comme ça. C’est la place de la Révolution, maintenant.
Elle portait un fichu
bariolé, noué aux coins qui lui servait de sac à main et qui devait recéler
quelques secrets, du fard à joues à en croire ses pommettes rubicondes, et
peut-être un carnet sur lequel elle notait ses impressions et ses amourettes.
Un homme s’était
installé, près de la grille des Tuileries, avec un brasero sur lequel il
faisait rôtir des châtaignes. Des enfants tournaient autour pour profiter de la
chaleur émise par le feu. Il criait de temps à autre dans l’espoir de se faire
entendre malgré le brouhaha :
-
Chauds, les marrons, chauds !
Et lorsqu’un client
s’approchait pour s’en régaler, il prenait les petites boules brunes avec une pince
en bois pour remplir un cornet de papier.
Soudain, de la rue de
Rivoli, la Garde Nationale fit son apparition, montée sur de splendides alezans
et vêtue d’uniformes bariolés et rutilants. A sa suite, une charrette sur
laquelle un gros homme, l’air débonnaire, absent comme si rien de cette
manifestation ne le concernait, était maintenu par des soldats. Non sans mal,
ils parvinrent à se frayer un chemin jusqu’à l’endroit où, la veille, des
employés municipaux avaient érigé un étrange édifice tout en hauteur. La foule
grondait de plus en plus fort ; un groupe de jeunes gens, garçons et
filles, hirsutes et vêtus de hardes dépenaillées, entonna une chanson au rythme
martial et dont la mélodie, assez simple, pouvait se retenir sans peine :
« Monsieur
Véto avait promis, monsieur Véto avait promis
« D’être
fidèle à son pays, d’être fidèle à son pays.
« Mais
il y a manqué, ne faisons plus quartier !
« Dansons
la Carmagnole, vive le son, vive le son,
« Dansons
la Carmagnole, vive le son du canon.
De proche en proche,
les badauds reprenaient le refrain dans une abominable cacophonie, des femmes
criaient d’une voix suraigüe, le bruit s’amplifiait, des malins profitaient de
l’aubaine pour vendre des crêpes et des verres de vin chaud. Au milieu de toute
cette populace, des vide-goussets s’étaient sans aucun doute insinués. Bien
qu’on fût en janvier, la température montait rapidement. Les parisiens qui se
bousculaient dans l’espoir d’apercevoir l’estrade ne sentaient plus la morsure
du froid. Des filles habillées de jupes multicolores et de corsages aux
échancrures généreuses, emmenées par de jeunes voyous venus du Faubourg
Saint-Antoine ou du Faubourg Saint-Martin, se mirent à danser comme les paroles
de la chanson les y invitaient. Le prisonnier gravit les marches qui le
menèrent à une plate-forme exigüe. Il avait gardé sa dignité, on l’aurait dit
indifférent à tout ce tumulte, si bien que les militaires qui l’accompagnaient
lui témoignaient un respect probablement involontaire. Un civil, mieux mis que
les autres et la tête coiffée d’un absurde bicorne orné d’une cocarde
tricolore, commença à lire à voix haute une déclaration, mais les hurlements,
aux alentours, devenaient si forts que seuls les premiers rangs parvinrent à
identifier quelques mots. Il levait haut la tête, semblait imbu de son pouvoir.
Il replia le papier où devait se trouver inscrit le texte de sa harangue,
recula pour laisser la place à un prêtre. Ce dernier n’avait pas l’air
d’apprécier son rôle. Il s’approcha du gros homme, un pauvre sourire aux lèvres.
On reconnaissait son état à sa soutane et au livre qu’il tenait à la main – un
recueil de prière à n’en pas douter.
Le gros homme, le
regard las, lui fit signe qu’il ne souhaitait pas son assistance. Les gens
trépignaient, criaient des insultes ou de sinistres plaisanteries. Un
personnage aussi large que haut, qu’on aurait bien vu tenir une taverne dans un
quartier louche, lui lança :
-
Alors, quand vas-tu y passer le
cou ?
Mais non loin de lui,
un garçonnet s’écria si fort que les gens l’entendirent :
-
Vive le roi !
Des hommes
l’entourèrent, indignés, et s’apprêtaient à lui faire un mauvais sort. La mère
du bambin, qui n’avait pas dix ans, s’interposa :
-
Pardonnez-lui, citoyens, il est bien
jeune et il avait appris à crier « vive le roi » ici-même, le jour du
sacre.
-
Eh ! Bien, citoyenne, il n’est
jamais trop tôt pour reconnaître les tyrans
Par bonheur pour la
femme et son fils, leur attention fut soudain attirée par un roulement de
tambours. Un chauve, qui avait sans aucun doute commencé à fêter l’événement
dans un bouge, crut bon d’ajouter :
-
On va t’apprendre à honorer Monsieur
Véto !
Mais les choses en
restèrent là. On attendait la mise à mort, et la horde se poussait pour voir et
entendre. C’était une invraisemblable bousculade. Les marchandes de poisson
empestaient le merlan, d’autres la sueur, on marchait sur les robes trop
longues, il n’était plus question de rester à proximité de celle ou celui qui,
naguère, vous accompagnaient.
* *
J’étais si absorbé par
ce spectacle que je n’entendis pas mon père ouvrir la porte de ma chambre. Il
eut un mouvement de recul à la vue du désordre qui y régnait. Je m’étais affalé
sur le lit sans prendre soin d’ôter mes vêtements. Ce furent ses cris qui
m’éveillèrent :
-
Enfin, Louis ! Tu as perdu la
tête !
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