jeudi 17 janvier 2013

Esperluète et Arobase

- Je m’ennuie, dit Esperluète.
- Moi aussi, répondit Arobase.
Ce qui ne les conduisait pas bien loin. Le serveur grognon qui leur avait apporté leurs consommations, deux petits noirs qui duraient presque toute la matinée au grand désespoir du patron. Ce dernier, s’il râlait dans un coin, n’intervenait pas : les clients se faisaient rares au coeur de la matinée et, tous comptes faits, mieux valait avoir quelqu’un assis à une table dans la grande salle.
Esperluète se leva soudain. Arobase l’entendit proposer d’une voix mal assurée:
- On va aller à l’Institut!
Dans le quartier, tout le monde connaissait l’Institut, un grand magasin d’ameublement qui faisait partie d’une chaîne internationale. Son nom complet était "Institut Kalachnikov pour l’Espace et l’Ameublement". Kalachnikov, apparemment, c’était le nom du fondateur. Les jeunes allaient y acheter leur salon et leur cuisine quand ils s’installaient mais si on continuait à s’y approvisionner passé quarante ans, ce n’était pas un signe de réussite financière.
- Qu’esse-tu veux faire là-bas, répondit Arobase?
- T’inquiète. On va bien rigoler.
Et bras dessus, bras dessous, les voilà qui quittent le café. Un quart d’heure de bus, et la porte du magasin les accueille. Les implantations de l’Institut - il y en a plus de trois cents dans soixante-treize pays - respectent toutes le même plan. Le client monte à l’étage, suit un cheminement sinueux qui lui permet de s’attarder devant chaque rayon avant de s’attaquer au rez-de-chaussée où un parcours du combattant l’attend, identique au premier.
Une fois sur place, Arobase et Esperluète progressèrent de quelques dizaines de mètres. A cette heure, les allées faisaient penser une piste du Dakar : pas un chat. A l’étage, se trouvaient les gros meubles. Pour rendre leur présentation plus attrayante, les dirigeants du groupe les avaient placés en situation. On pouvait ainsi visiter des sortes de petits appartements, dont certains comportaient une entrée minuscule, une salle de douche, une kitchenette et une chambre à coucher.
Esperluète prit Arobase par la main et l’attira dans un de ces chambres d’exposition. Les décorateurs de l’Institut avaient poussé le souci de réalisme jusqu’à y installer des téléviseurs factices et des reliures de livres derrière les vitres de la bibliothèque.
- Viens là , dit Esperluète.
Et sur le lit, les voilà qui se livrent une activité que l’église réprouve. Les risques de se faire débusquer par un vendeur décuplaient leur plaisir. Après leur passage, le dessus de lit, froissé, témoignait de leurs ébats. Les deux coupables s’esquivèrent en prenant garde de se faire remarquer, se félicitant d’avoir pu mener leur entreprise à bonne fin.
De nouveau le bus, de nouveau la salle du bar;
- Tu sais comment il s’appelle, ce bouiboui? Demanda Arobase.
- Ben, non.
- C’est marrant, comme nom : Bécherelle et Grévisse.

Armel Bazin, Reugny le 17 janvier 2013

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire