La malade qui raconte mes aventures semble penser que je
demeure insensible à tout. Elle ignore, cette mal baisée, que moi aussi j’ai
des émois, que je ne reste pas indifférente aux charmes des vieux messieurs et
parfois même à ceux d’hommes plus alertes. Tenez, l’autre jour, je me trouvais
à Sainte Mary Mead, à côté du superintendant Jones. Quel beau garçon, celui-là !
Il porte l’uniforme avec une prestance inouïe. Je me tenais à côté de lui sans
rien oser dire. Quand il parlait, j’en étais remuée au tréfonds de mon être. Je
sentais palpiter mes viscères et en oubliais toute décence. Madame Simpson, la
femme du major, que tout accusait, m’a regardée avec des yeux inquisiteurs,
comme s’ elle n’avait jamais été amoureuse. Jones, pourtant, n’a pas, je crois,
encore atteint la quarantaine. Ses moustaches se dressent pour un oui ou pour
un non, et j’imagine que tout son être est à ce moment saisi d’une vigueur
nouvelle. Ma poitrine, ma grosse poitrine que la plupart des gens imaginent
paisible et inerte, se durcit soudain et les tétons se dressent, me causant un
vif désarroi, tant je redoute qu’on remarque autour de moi le trouble dans
lequel je me confonds.
Jones ouvre la bouche et livre à l’assistance ses
conclusions. Chaque mot de lui me fait frissonner, j’aime la tonalité de sa
voix, ses suaves modulations ; j’aime sa retenue, la pudeur de ses
sentiments. On a beau me faire passer pour une vieille fille ménopausée, je
tressaille à chacune de ses inflexions. Il ne jette pas sur moi un seul regard
mais je sais bien que c’est pour m’épargner la honte de voir ainsi livrées à la
foule indigne des inclinaisons dont la délicatesse ne saurait être comprise du
vulgaire. Il ne me regarde pas un instant, mais je sais qu’il ne pense qu’à moi.
Quand il dit à Lady Bracknell : Vous avez des choses à me dire, je sais
bien qu’en réalité il s’adresse à moi. Et comme lui aussi, par jeu, a renoncé à
me parler directement, je n’ai pas répondu à son invite pour pressante qu’elle
fût. Les battements de mon cœur devaient à cet instant atteindre une intensité
telle qu’il ne pouvait les ignorer. D’ailleurs, j’ai vu ses joues se couvrir
soudain d’un rose vif, qui m’a évoqué aussitôt l’étal de Marks, notre boucher.
Ses yeux se brouillaient, sa main tremblait.
Jones, vous êtes mien, lui disais-je en silence, et j’entendais
qans qu’il s’exprime le superintendant me répondre : oui, miss Marple, je
suis vôtre. J’aime votre présence chaude près de moi, votre parfum, j’aime l’arrondi
de vos joues et de vos hanches, j’aime vos seins généreux, j’aime ce qu’on
devine de votre intimité inviolée. Miss Marple, je vous veux mienne. Venez me
rejoindre au commissariat. Je vous prendrai dans mon bureau, sur mon bureau.
Nous connaitrons tous deux une extase que les humains ordinaires ignorent.
Daisie chérie(c’est mon deuxième prénom), jamais avec nulle autre je n’ai
rencontré pareille harmonie, nous allons enfin partager le plaisir absolu et
vivre dans le bonheur.
Alors, je me sentis légère. Les années disparaissaient. J’avais
vingt ans, tout m’était possible. Je jetai à Lady Bracknell un regard méprisant :
vile créature, vous ignorez ce qu’aimer veut dire. Moi seule connaît le secret
de ce moment d’exception. Nous n’appartenons pas à la même race. Je me sentais
pour l’heure l’égale des dieux. Jones continuait à parler et chacun de ses mots
me conduisait au paradis bien que mes transes m’interdissent d’en percevoir le
sens.
Combien de temps dura mon extase, je ne saurais le dire.
Tout à coup, j’entendis « Eh ! Bien, Miss Marple, qu’avez-vous à
ajouter ? » Je repris conscience et la réalité me parut bien terne. J’étais
assise dans le salon du major, un vieux militaire engoncé dans sa fatuité,
,dont la femme, de vingt ans plus jeune, était soupçonnée d’avoir empoisonné la
femme du pasteur. Lady Bracknell, une aristocrate acariâtre ridicule qui
dirigeait en fait la paroisse, l’avait surprise dans les bras du prélat. Par
parenthèse, je tiens à préciser que ce dernier n’avait guère d’atout pour
prétendre au titre de Mr Sainte Mary Mead. Il fallait que la femme du major eût
bien des insatisfactions conjugales pour se consoler avec l’ecclésiastique.
J’avais des doutes quant à la culpabilité de la femme du
major. Je la regardai au fond des yeux pour lui demander :
-
Mais comment pouvez-vous aimer un tel avorton ?
Elle répondit avec les intonations de l’innocence :
-
Mais enfin, je ne l’aime pas ; je ne l’ai
jamais aimé !
Lady Bracknell, drapée dans son autorité naturelle, lui jeta :
-
Je vous ai pourtant vue dans ses bras !
La pauvre femme se mit à pleurer, preuve de son innocence. C’est
alors que le pasteur, resté muet jusqu’alors, prit la parole :
-
C’est vrai qu’elle n’a pas répondu à mes
avances.
Des exclamations fusèrent :
-
Mais alors, qui l’a tuée ?
-
Ce n’est pas possible !
-
Oh ! La pauvre !
Sans qu’on sût jamais de qui il s’agissait. Lady Bracknell,
plus noble que jamais, nous avoua alors l’incroyable vérité :
-
Eh ! Bien, c’est moi qui ai tué l’exécrable
femme du pasteur. Elle ne voulait pas accorder à son mari la liberté de m’épouser.
Là, je dois le dire, je suis restée comme deux ronds de
flan.
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