lundi 17 février 2014

Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? [1]

                                                                              
Madame Monnet nous avait prévenus quelques jours à l’avance : la maison Tourte et Petitin vient la semaine prochaine. Le jour dit, elle nous a fait quitter nos places et descendre dans la cour de récréation. Un gros moustachu se tenait près d’un trépied. Il s’est couvert la tête d’un tissu vert et nous a dit : « ne bougez plus. »

Madame Monnet nous avait installés, les plus grands derrière, grimpés sur un banc. Ceux-là, faut dire, c’est souvent des redoublants. Sur le rang du milieu, les gars, debout par terre, ils avaient fière allure. Devant, elle occupait la chaise au centre et autour d’elle, les fayots avec leurs croix d’honneur ; vers l’extérieur, les plus petits.

Clic. On commençait à remuer quand le photographe nous a rappelés à l’ordre : Il faut toujours doubler la mise.

Maman a acheté le cliché. J’ai écrit au dos les noms de mes camarades. C’est bête : Léonard était malade, le jour de la photo. Alors j’ai pris mon porte-plume et j’ai dessiné son visage au-dessus des autres. On aurait dit un ange.

Maman a rangé cette photo avec une collection d’autres. Je crois qu’il lui arrivait de les regarder de temps à autre pour évoquer des époques révolues.

Quand j’ai amené Mireille à la maison, maman a cru lui faire plaisir en lui montrant ce témoignage d’un passé ancien : « devinez où il est », lui a-t-elle dit. Mireille, vous pensez, elle n’en avait rien à cirer. Elle a montré le plus moche, Loulou, qu’on avait surnommé Bouboule, qui louchait et sentait des pieds. Mais ça, la photo n’en laissait rien savoir. Contente de son effet, maman a repris la photo en disant : « Mais non, c’est lui, le petit blond au regard vif ! » Elle était toujours prête à me trouver plus beau que les autres. Cette partialité avait le don d’agacer mes copines. On a changé de conversation.

Quand maman est morte, on a rangé ses affaires. Ma photo de classe m’a sauté aux yeux. Elle me ramenait à l’époque bénie où les soucie trouvaient leur apaisement dans un baiser. J’étais ému de revoir cette banale cour d’école, ma maîtresse déjà plus très jeune et les camarades que je n’avais jamais revus. Si, pourtant, Marc Le Pendu de La Potence. Il avait réussi plus tard le concours de l’ENA et passé six mois comme ministre des colonies. Quand je l’ai vu parader à la télévision, j’ai eu du mal à reconnaître le turbulent garçon bouclé de la photo.

Mireille, l’autre jour, a profité de mon absence de quelques jours pour ranger mon bureau. Quand je suis rentré : « Qu’as-tu fait de ma photo de classe de huitième », lui ais-je demandé ? Elle a ri, de son rire aérien qui lui vaut tant d’indulgence. « Ben mon vieux, figure-toi que j’ai balancé toutes ces vieilleries. Il faut vivre dans l’avenir, tu ne crois pas ? »

J’y repense parfois, bien plus que lorsqu’elle était encore là. J’essaie de me remémorer chacun des visages, y compris le mien. Mais le temps fait son œuvre, inexorable. Bientôt ne restera plus un seul témoignage de ce moment de mon enfance.



[1] Lamartine, Harmonies Poétiques et Religieuses

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