mardi 24 mars 2015

Il faut laisser Lucie faire

Mon Dieu ! Comme elle était gentille, Lucie ! Elle approchait les quatre-vingt cinq ans, et après avoir élevé sept enfants, elle avait servi de nounou à huit de ses petits-enfants ; une vie qu’elle avait consacré aux autres et en apparence il ne lui en avait pas coûté.

Qui la voyait pour la première fois n’avait aucun mal  à imaginer combien elle avait été belle. Derrière ses rides et au-delà de ses cheveux blancs, de ses seins rabougris et de sa silhouette sans forme, on voyait aussitôt la grâce et la jeunesse, sans qu’elle ait besoin de se forcer. On lui avait prêté de nombreux amants et elle s’était amusée à laisser courir ces légendes.

Elle avait tant aimé ses descendants qu’il ne se passait pas un seul jour que l’un ou l’une d’entre eux fasse un détour pour passer avec elle un bon moment. Luc, son arrière-petit-fils, y venait plus d’une fois par semaine. Il allait sur ses quinze ans et adorait quand Lucie racontait comment, pendant la guerre, elle jouait au chat et à la souris avec les allemands. Ou que sa mère l’envoyait au lavoir le jeudi. Ou encore les jeux dans la cour de l’école, la marelle et l’élastique.
Un jour qu’elle se sentait vraiment en confiance, elle dit à son arrière-petit-fils :

-          Je voudrais te demander quelque chose, mais il faut que ça reste entre toi et moi.

-          Ben voyons, pas de prob’, Mémé Lucie.

Il était libre dans ses propos, beau comme un Apollon. Elle sourit et, forte de son encouragement, poursuivit :

-          Il y a des tas de choses que je n’ai pas eu le temps, ou l’argent, de faire : visiter l’Île de Pâques ou déjeuner à Beaumanières. Mais je vais te dire : ça ne me manque pas. Au lieu de ça, je me suis occupée de vous et ça, c’était le bonheur. Votre amour vaut mieux que mille voyages, mille repas, mille bouteilles de vin fin. Tu vas rire : il y a quelque chose que j’aimerais bien connaître avant de vous quitter. Tu sais quoi ?

Ce disant, elle arborait un sourire énigmatique, comme si elle préparait une bonne blague. IL dit juste :

-          Ben, non.

Il faut dire que le Luc, s’il avait de grandes qualités de cœur, manquait d’imagination. Et puis ,le moyen, pour un adolescent, d’enfiler les chaussures d’une vieille dame ! Pourtant, sa curiosité avait été éveillée.

-          Alors, c’est quoi ?

Elle s’approcha de lui pour lui murmurer à l’oreille :

-          Je voudrais fumer mon premier pétard.

Pour Luc, qui pourtant ne s’étonnait pas facilement, ce fut un coup de tonnerre. Il regarda Lucie d’un air dubitatif.

-          C’est pas vrai !

Elle se ferma, car elle craignait d’avoir été mal entendue. Elle se disait qu’elle avait présumé de la liberté du garçon.

-          Tant pis, n’en parlons plus, dit-elle à regret.

Il saisit alors le cocasse de la situation et, pour le coup, eut conscience que c’était lui, le vieux.

-          Mémé Lucie, tu vas peut-être avoir du mal à me croire, mais j’ai jamais fumé de shit. T’en fais pas,  j’ai des copains qui connaissent.

Et trois jours plus tard, il s’approchait de la maison de Lucie, cachant dans son cartable l’objet du désir de son ancêtre. Ils filèrent dans le salon, s’assirent devant la cheminée. Il alluma le pétard, puis le lui passa. On aurait dit qu’ils sacrifiaient à quelque rite sacré.

-          C’est comme le calumet de la paix, rigola-t-il.

Elle tira quelques bouffées, toussa, pleura un peu, le lui rendit. Il n’avait pas vraiment envie de fumer un joint. Il se força néanmoins pour partager avec elle le plaisir défendu.

Bravement, ils allèrent jusqu’au bout.

-          Finalement, conclut-elle, ce n’était pas si terrible.

Et longtemps, il se demanda ce qu’elle entendait par là.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire